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Dans un entretien au « Monde », le sondeur Jérôme Fourquet et le communicant Raphaël Llorca expliquent qu’en se mettant systématiquement du côté du peuple, la grande distribution a su s’imposer dans l’esprit des consommateurs.

Dans une note pour la Fondation Jean Jaurès publiée ce 26 juillet, le sondeur Jérôme Fourquet, directeur du département opinion et stratégies d’entreprise de l’IFOP, et le communicant Raphaël Llorca racontent l’essor de la « société du supermarché ». Les géants de la grande distribution, par leur maillage étroit du territoire français, ont remplacé dans la tête et les pratiques des Français des corps intermédiaires aussi puissants que l’Eglise, le Parti communiste, voire l’Etat lui-même.

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Vous affirmez que le supermarché est devenu l’un des piliers de l’économie française, prenant la place de l’industrie dans la structuration des territoires. N’est-ce pas un peu exagéré ?

Raphaël Llorca : Nous sommes frappés par la sous-estimation du rôle économique de la grande distribution aujourd’hui, alors que, dans les années 1960, elle suscitait beaucoup plus d’analyses critiques. En un demi-siècle, son essor est pourtant considérable. En 1970, on comptait en France 1 800 supermarchés et 200 hypers. Il y en a aujourd’hui respectivement 10 000 et 2 000. En termes d’emploi, Intermarché, ­Leclerc, Carrefour, Auchan et Système U pèsent plus lourd qu’Airbus, ­TotalEnergies et Renault réunis. Les magasins du seul Intermarché font travailler 150 000 salariés, et le chiffre d’affaires généré par les adhérents Leclerc, avec 48 milliards d’euros, approche le budget de l’éducation nationale. Désormais, dans les sous-préfectures, le supermarché dispute à l’hôpital le rôle de premier employeur local. Pendant les « trente glorieuses », c’étaient les usines qui organisaient et structuraient les territoires de la société industrielle. Aujourd’hui, dans ce que l’on a appelé la « société de supermarché », c’est la grande distribution qui imprime sa marque sur le territoire.

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Comment a-t-elle prospéré, alors que l’économie désertait ces territoires ?

J. F. : Parce que, si l’industrie est partie, la population est restée sur place, ainsi que toute une partie des services publics, avec ses nombreux agents et ses politiques d’aide sociale, qui ont soutenu la demande et nourri le chiffre d’affaires de la grande distribution. Au cours des dernières décennies, pour pallier l’effondrement du secteur productif, la société française a opté, consciemment ou non, pour un modèle reposant sur la dépense publique afin de soutenir la consommation. La grande distribution a été l’un des principaux bénéficiaires de ce choix de société. Et les entrepreneurs locaux, qui autrefois auraient monté une usine, ont ouvert un supermarché, secteur leur paraissant plus rémunérateur et moins risqué. Dans le classement des 500 fortunes françaises du magazine Challenges, nombre d’inconnus qui ont fait fortune comme membre de ces puissants groupements ou franchises. Le génie entrepreneurial français s’est recyclé dans la grande distribution, et le secteur compte des champions mondiaux. Ce sont des signes de la préférence française pour la consommation en lieu et place de la production.

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Justement, ce retour du commerce traditionnel et l’essor de l’e-commerce ne signent-ils pas le déclin des supermarchés, et donc de leur influence ?

J. F. : Ce n’est pas ce que l’on constate. Leur capacité d’adaptation est spectaculaire. Il est vrai que, dans une société qui se « démoyennise », il y a moins besoin de grandes cathédrales qui réunissent tout le monde sous un même toit, comme le font les hypermarchés. La France aisée des villes fréquente le Monoprix ou le Biocoop, quand les classes modestes font leurs courses chez Lidl ou ­Action. Mais les grands distributeurs ont déjà bougé. Ils ont multiplié les petits formats dans les villes et s’appuient sur leur logique de marque et leur puissance d’achat et de logistique pour inventer le drive ou se lancer désormais dans la livraison à domicile.

R. L. : Leur « soft power » extracommercial est immense. On voit leurs patrons passer dans les médias, où ils s’expriment comme les défenseurs des consommateurs, voire de la classe moyenne, tels des ministres de l’économie bis qui tirent leur légitimité de la connaissance de leurs millions de clients. En se mettant systématiquement du côté du peuple, en allant jusqu’à oser des campagnes publicitaires aux accents populistes, ils ont gagné la bataille de l’imaginaire.

Au point de remplacer, selon vous, deux ancienspiliers de la structure sociale, l’Eglise et le Parti communiste. Voire l’Etat ?

J. F. : Ce sont les grands représentants du capitalisme postindustriel et ils savent mieux que l’Etat répondre aux angoisses de la population. Du fait de la baisse d’influence des corps intermédiaires traditionnels, ils occupent une fonction tribunitienne, mais aussi de protection du citoyen-consommateur (contre l’inflation, contre les pénuries et contre le Covid-19…). Autrefois, on s’inquiétait de voir l’Etat copier les codes de l’entreprise. C’est désormais l’inverse. Le secteur fait preuve d’une capacité d’absorption phénoménale des différentes critiques politiques. On attend le premier acteur de la grande distribution qui s’engage pour la décroissance, en vendant massivement de l’occasion, mais chez lui !

Le Monde

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