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TRIBUNE – Polonais, Hongrois et Tchèques sont, tout comme nous, attachés aux valeurs de l’Europe, mais de quelles valeurs parle-t-on ?, argumente la professeur de philosophie politique Chantal Delsol.

(…) Les sociétés d’Europe centrale sont jalouses de leurs identités menacées. Sorties du totalitarisme communiste, elles ont besoin de tirer les leçons de l’histoire et de perpétuer la mémoire des héros de l’ombre dont il était auparavant interdit de parler. Elles ne supportent pas que la mondialisation mette en péril leurs cultures, qui ont été les seules sauvegardes en périodes d’oppression. Elles sont davantage que nous attachées à la religion fondatrice, dont elles ont connu davantage le martyre que le crépuscule. Autrement dit, lorsqu’elles se trouvent, au tournant du siècle, confrontées à la mentalité post-moderne des Européens de l’Ouest, chez elles l’étonnement le dispute au rejet.

Un autre phénomène doit être pris en compte. L’Europe de l’Ouest, pendant qu’elle aménage les institutions communes et aperçoit avec étonnement la mentalité «attardée» de ces revenants, n’essaie pas du tout de les comprendre, et encore moins de se demander s’ils n’ont pas quelque chose à lui apprendre. Se trouvant à la pointe du progrès, elle vient proposer son aide pour arracher toutes ces vieilleries. Et quand elle se heurte à des refus, ce qui ne manque pas, elle s’encolère. Si bien que l’attitude typique de l’Europe de l’Ouest face à l’Europe centrale revient à signifier: «avec tout ce que nous faisons pour vous relever, et tout l’argent qu’on vous donne, vous êtes bien ingrats de refuser nos directives». Depuis une vingtaine d’années, l’attitude de l’Ouest est celle du mépris et du dégoût. En témoigne la crise des réfugiés.

L’Ouest fait la morale à l’Europe centrale, lui donne des leçons de bien-vivre, lui proposant comme modèle l’Allemagne qui ouvre grandes ses portes. Mais la leçon est perçue à l’envers: pour les sociétés d’Europe centrale, le multiculturalisme n’est pas un principe moral, mais au contraire un déni de soi, préjudiciable. L’Europe de l’Ouest et l’Europe centrale parlent l’une et l’autre des valeurs de l’Europe auxquelles elles sont attachées. Cependant il ne s’agit pas des mêmes valeurs. L’Europe de l’Ouest pense au multiculturalisme, à l’universalisme et au mondialisme, à la société de marché. L’Europe centrale pense à l’identité culturelle, à la spiritualité, à l’héroïsme. Elles ne peuvent guère se comprendre.

 

Les peuples d’Europe centrale sont attachés à leur culture comme nul autre, parce que seule elle a permis à la société de survivre sans État. C’est pourquoi il n’y a pas de sociétés plus opposées au multiculturalisme que celles-ci. On a parlé à propos des populismes d’Europe centrale d’«insécurité culturelle» (Laurent Bouvet, Christophe Guilluy), et c’est exactement cela. Dans leur optique, le multiculturalisme suppose à brève ou longue échéance la fin de la société, parce qu’elle aura perdu son arrimage existentiel. Il ne faut pas croire qu’à l’inverse les sociétés occidentales se désintéressent de leur propre culture: mais elles la croient naturellement indestructible, par ignorance de la perte. L’idée tragique de la nation «qui peut mourir, et qui le sait» (Bibo, Kundera), suscite une notion organique, ethno-culturelle de la nation, pendant qu’à l’Ouest nous avons de la nation une conception contractuelle et libérale. D’où chez eux une forme de nationalisme, qui sonne à la fois désuet et dangereux aux Occidentaux ; la réclamation d’une «Europe des nations» ; un discours de patriotisme économique et une critique de l’invasion des capitaux étrangers ; une récusation du récit culturel de l’Europe occidentale, «récit historique de la honte», fondé sur la culpabilité face aux erreurs et horreurs, et une demande au contraire de réhabilitation des héros. D’où les malentendus: «quand nous vous parlons de justice historique, vous nous parlez de fonds européens» (Kwasniewski).

On comprend pourquoi l’accueil des migrants en masse par les pays occidentaux leur paraît au mieux ce que les chrétiens appellent explicitement une «charité mal placée», au pire un «suicide rituel» selon l’expression du président slovaque Robert Fico. La rhétorique allemande qui juge normal de remplacer dans les usines les bras manquants dans le pays par les bras des immigrés, leur semble ahurissante: on ne réduit pas un homme à ses bras, il est porteur d’une culture qu’il défend avec raison.

(…) Le Figaro

Merci à valdorf

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