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15/04/17

On ne présente plus M. Dominique Rousseau : célèbre enseignant de droit constitutionnel à la Sorbonne et ancien membre du Conseil Supérieur de la Magistrature (2002-2006), il a également rédigé de nombreux ouvrages sur la Justice constitutionnelle et la Cinquième République ainsi que plusieurs tribunes libres. Mais il semble que M. Dominique Rousseau laisse quelquefois ses idées politiques prendre le pas sur la neutralité de son « travail » et mêle ainsi allègrement ses réflexes politiques et ses considérations de droit public.
Cette confusion transparait singulièrement dans une tribune publiée dans le « Monde » du 14 Avril 2017. Je ne prétend pas être en mesure de clore toute discussion mais de rétablir un équilibre argumentaire, trop déséquilibré sans doute à mesure que ces élections générales tendent vers nous et que les cris d’orfraie se démultiplient. M. Dominique Rousseau écrit ainsi que, si chaque candidat souhaite réformer la Constitution de la Cinquième République, l’article 89-5 dispose que « la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision ». Ce qui certes établit des limites. Et il enchaine en ces termes : « Mais c’est quoi la forme républicaine ? C’est d’abord une devise qui figure à l’article 2 : liberté, égalité, fraternité. En conséquence, une révision qui aurait pour objet d’inscrire dans la Constitution la préférence nationale est impossible puisqu’elle remettrait en cause le principe d’égalité qui interdit toute distinction entre les citoyens selon l’origine » [1].

On comprend bien en le lisant entre les lignes que M. Dominique Rousseau cible directement le Front National et son Président. Prenons en main le livret des « 144 Propositions du Front National ». Nous lisons page 15 qu’un de leurs buts présidentiels est d’ « ériger la citoyenneté française en privilège pour tous les Français par l’inscription dans la Constitution de la priorité nationale » [2]. On pourrait certes répondre qu’après tout, le FN peut très bien réduire la « communauté nationale » aux Blancs (catégorie ethnique), aux Chrétiens (catégorie religieuse) voire aux deux catégories. Nous lisons dans la même page que le Front National ambitionne d’inscrire notamment dans la loi extraordinaire le principe selon lequel la République « ne reconnaît aucune communauté » (ce qui concorde d’ailleurs avec l’article 1). Or cette proposition serait incompatible avec l’institution d’une priorité « raciale » qui serait alors certes déterminée en fonction de critères ethniques.
Ce serait alors une conception pour ainsi dire très « allemande » de la Nation. Comme le dit un enseignant hollandais de Droit Public : « Au moment du traité de paix, le 10 Mai 1871, l’Allemagne unifiée s’empara de l’Alsace et de la Moselle. Les philosophes politiques allemands conclurent que cette conquête était légitime, car s’inspirant de la conception herderienne de la Nation, les territoires étaient clairement de culture allemande. Deux des partisans de cette annexion étaient les philosophes allemands David Friedrich Strauss et Theodor Mommsen. Deux Français, Ernest Renan et Denis Fustel de Coulanges, leur répondirent, en considérant la Nation comme une communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances » [3].
Or la priorité nationale se fonde sur le « privilège de la citoyenneté française » (Proposition 92). En d’autres termes seuls les Citoyens (terme juridique, et non point ethnique) bénéficieraient alors de la priorité nationale. En toute logique, comment dire aussi négligemment que M. Dominique Rousseau que « la préférence nationale est impossible puisqu’elle remettrait en cause le principe d’égalité qui interdit toute distinction entre les citoyens selon l’origine » ? Elle n’est pas non plus incompatible avec l’article 1 de la Constitution, ce dernier édictant que la France en tant que République indivisible, laïque, démocratique et sociale, « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ».

Mais M. Dominique Rousseau fait preuve, ensuite, d’une certaine agilité intellectuelle. En effet il écrit ceci : « C’est aussi une ouverture aux autres peuples qui figure à l’alinéa 14 du Préambule de 1946 : ” La République, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit international public et consent aux transferts de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix “. En conséquence, une révision qui aurait pour objet de supprimer le titre XV relatif à l’Union européenne est impossible puisqu’elle remettrait en cause la tradition républicaine de coopération loyale avec les autres Etats ». Son argumentaire pourrait être valide.
Mais une remarque d’abord : M. Dominique Rousseau fait-il volontairement une confusion entre les articles 14 et 15 du Préambule de 1946 ? Si l’article 15 énonce dans sa totalité que « sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix », l’article 14 dispose que « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international. Elle n’entreprendra aucune guerre dans des vues de conquête et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple » (ce qu’on a vu lors des guerres de la Révolution et de la République coloniale).
C’est pourquoi lorsque M. Dominique Rousseau déclare que « c’est […] une ouverture aux autres peuples qui figure à l’alinéa 14 du Préambule de 1946 : ” La République […] se conforme aux règles du droit international public et consent aux transferts de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix », cette formulation très inattendue, et qu’on croit regroupée dans un seul article, fait croire ainsi que « les transferts de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix » sont précisément ordonnés par notre respect des règles du droit international public. M. Dominique Rousseau n’étant pas dans un entretien oral mais dans une tribune libre, avec la possibilité de lire les articles qu’il cite, j’ose croire que cette erreur ne procède que d’une lecture distraite. Mais celle d’un juriste (particulièrement quand il participe à une offensive menée, avec l’objectivité coutumière, contre le Front National) exige que l’on revienne avec soin aux textes originaux.

Sur l’argument en lui-même, maintenant. Qu’est-ce que le droit ? En-dehors des définitions d’usage (« ensemble des règles qui régissent la vie en société »), le droit se compose de trois éléments qui se confondent et s’entrelacent : c’est à la fois une jurisprudence, une loi ainsi qu’une doctrine « sans laquelle des revirements de jurisprudence n’auraient jamais eu lieu, ainsi que des sources d’inspiration pour le législateur » [4]. Elle est donc une clef de lecture des textes de loi, qui permet non seulement d’en comprendre la lecture mais éventuellement aussi de la rendre contestable. Or le droit public international qui prévaut alors au lendemain immédiat de la Seconde Guerre Mondiale se fonde sur la coopération entre les Etats. C’est un droit relationnel beaucoup plus qu’institutionnel ; c’est un droit de coordination davantage que de subordination. En un mot : il ne postule pas un degré de soumission variable de l’Etat aux organismes qu’il contribue de lui-même à fonder [5]. Il se fonde encore essentiellement sur la société relationnelle et non sur la société institutionnelle issue des structures apparues notamment en Europe, au cours des années 1970-1980 avec le développement accéléré des Communautés Européennes. C’est dans la logique de la doctrine du droit relationnel que doit se comprendre l’article 55 de la Constitution de 1958 qui édicte que « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie », article 55 qui complète la lecture de l’article 15 du Préambule de 1946 (« Sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix ») intégré ensuite dans le Préambule de la Constitution de la Cinquième République.
Selon M. Dominique Rousseau « une révision qui aurait pour objet de supprimer le titre XV relatif à l’Union européenne est impossible puisqu’elle remettrait en cause la tradition républicaine de coopération loyale avec les autres Etats ». C’est pourtant dans le cadre de la société relationnelle et de ses anciens maitres que s’inscrit « la tradition républicaine de coopération loyale avec les autres Etats » énoncée à l’article 14 du Préambule de 1946. Or le développement des structures de droit international (OMC, ALENA, ONU, surtout l’UE) a instauré un droit essentiellement de subordination où les Etats anciennement initiateurs de ces organisations ont fini par en être gouvernés. Coopération loyale avec d’autres Etats n’est pas subordination avec d’autres Etats à ce droit supranational qu’est l’UE et dont la CJUE s’est faite le bras séculier au travers de deux arrêts (« Van Gend en Loos », 1963 et « Costa c/ ENEL », 1964) rendus de manière téléologique, sans que la supériorité du droit communautaire sur le droit national n’ait été édictée dans le traité de Rome de 1957 [6]. C’est pourquoi supprimer le titre XV relatif à l’Union Européenne rend plutôt grâce à la « tradition républicaine de coopération loyale avec les autres Etats », renforçant le droit de coordination de la société relationnelle. Ce n’est pas parce que l’on quitte la monnaie unique et l’UE que la France ne coopère plus. Dans un entretien publié le 12 Avril 2017 sur le site de « France Info » [7], M. Rousseau déclare sans ambage que « si l’on ne coopère plus, si l’on sort de la Cour européenne des droits de l’homme, de l’Union européenne, de l’euro… on sort bien de la tradition républicaine ». A supposer que le terme de « tradition » renvoie à une vieille pratique, expérimentée et en tout cas prolongée dans l’Histoire, on voit mal comment l’Union Européenne (officiellement instituée en 1993), l’euro (mis en circulation en 2002) et l’entrée de la France au sein de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (1974 et autorisation aux particuliers de la saisir dès 1981), de manière relativement récente, peuvent constituer LA « tradition républicaine ». Est-ce à dire que la France n’a pas connu de tradition républicaine avant la seconde moitié du XXe siècle ? Peut-être n’est-ce pour M. Rousseau qu’un problème de basse arithmétique.

Dans sa tribune libre du « Monde », M. Dominique Rousseau continue non sans brio : « La “forme républicaine” n’est donc pas simplement l’opposé de la forme “monarchique” ou de la forme “impériale” ». C’est historiquement vrai, la République étant née d’une idée émancipatrice. Mais on doit rappeler au passage que la « forme impériale » n’est qu’une variante de la « forme monarchique » au côté de la Royauté. Et si cette forme républicaine de Gouvernement ne peut être révisée « dans l’absolu », l’article 89 aliéna 5 (et non pas « 89-5 ») peut toutefois être révisé lui-même, permettant au bout du compte que soit changée la forme de Gouvernement.
De manière plus surprenante encore, M. Dominique Rousseau énonce que la sortie de l’Europe et l’établissement de la préférence nationale reviendrait à substituer la devise de Vichy à celle de la République. Comprenez : nous ne serons plus en République… ! Mais la République ne fut en aucune manière abrogée par le régime de l’Etat Français. Dans la loi constitutionnelle du 10 Juillet 1940, aucune mention de suppression de la République n’est affirmée même tacitement. Vichy fut en quelque sorte une version « bâtarde » de la IIIe République, tout en la continuant même sur certains points : décret-loi du 2 Mai 1938 sur la police des étrangers ; décret-loi du 12 Novembre 1938 sur l’internement des « indésirables étrangers » ; loi du 18 Novembre 1939 autorisant la détention « de tout individu, Français ou étranger, considéré comme dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique ». Mais la République, loin d’être supprimée, fut reléguée au second plan. Elle n’était plus une priorité ni dans le tableau militaire et diplomatique de la déroute, ni dans le cadre politique de la Révolution Nationale [8] (en Allemagne, la République de Weimar ne fut pas abrogée non plus, les incompatibilités entre elle et le IIIe Reich étant surmontées grâce à la généralisation de l’Etat d’urgence). Quant au Parlement il ne fut pas abrogé, mais ajourné. Ces révisions ont de plus été effectuées en vertu de la légalité la plus régulière, même si la menace militaire était en tous les esprits (mais ne le fut-elle pas aussi en 1958 avec le frisson ressenti par les députés devant les ombres des Paras d’Algérie ?).

En conclusion, on peut dire que la tribune de M. Rousseau est remplie, sous ses airs faussement rigoureux, de confusions, d’outrancières simplifications et d’amalgames douteux voire insultants. On ne saurait être Professeur de droit constitutionnel pour moins que cela. Peut-être, après tout, ne recherchons-nous des espèces intelligentes au fond de l’Univers, que parce qu’un contact raisonné avec celles d’ici nous est impossible ?

 

Notes :

[1] http://www.lemonde.fr/libertes-surveillees/article/2017/04/14/la-constitution-de-marine-le-pen-c-est-l-etat-francais-de-vichy_5111322_5109455.html

[2] https://www.marine2017.fr/wp-content/uploads/2017/02/projet-presidentiel-marine-le-pen.pdf

[3] BAUDET Thierry, Indispensables Frontières, Paris, éd. du toucan, 2015, P. 115

[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Doctrine_juridique_fran%C3%A7aise#Source_du_droit_ou_force_de_loi_.3F

[5] DUPUY René-Jean, Le droit international, Paris, éd. PUF, coll. Que Sais-Je, 1982, P.15

[6] DELAUME Coralie, Europe : les Etats désunis, Paris, éd. Michalon, 2014

[7] http://www.francetvinfo.fr/politique/marine-le-pen/revision-de-la-constitution-le-projet-de-marine-le-pen-est-de-sortir-de-la-republique_2134935.html

[8] DE VIGUERIE Jean, Histoire du Citoyen, Paris, éd. Via Romana, 2013, P.215-216


14/04/17

Tribune de Dominique Rousseau, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.

Tout le monde veut réviser la Constitution. Comme à chaque élection présidentielle et depuis 1958 ! Sauf que tout ne peut pas être révisé dans la Constitution qui énonce dans son article 89-5 que « la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision ». Mais c’est quoi la «forme républicaine» ?

C’est d’abord une devise qui figure à l’article 2 : Liberté, Egalité, Fraternité. En conséquence, une révision qui aurait pour objet d’inscrire dans la Constitution la préférence nationale est impossible puisqu’elle remettrait en cause le principe d’égalité qui interdit toute distinction entre les citoyens selon l’origine. C’est aussi une ouverture aux autres peuples qui figure à l’alinéa 14 du Préambule de 1946. […]

Aussi imparfaite soit-elle, la Constitution actuelle protège donc « la forme républicaine du gouvernement ». Mais cette protection n’est pas absolue. Malgré l’unanimité des critiques, de Gaulle a, en 1962, utilisé le référendum de l’article 11 pour réviser la constitution et instaurer l’élection du président de la République au suffrage universel. Un Président pourrait donc s’appuyer sur ce précédent pour faire approuver par le peuple la sortie de l’Europe et la préférence nationale. Par ce coup d’Etat politique – pour reprendre la formule de François Mitterrand – la France aurait alors changé de forme : elle aurait abandonné les devises de la République pour celles de l’Etat français.

Le Monde

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