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Désastre de Sedan
Désastre de Sedan (anonyme).

L’esprit militaire dans la France du Second Empire et des premières décennies de la IIIe République est marqué par un esprit conservateur contrastant avec les évolutions idéologiques du temps, un sentiment de “classe” (conscience de constituer un corps spécifique dans la nation) mais aussi par une incompétence à tous les échelons de la hiérarchie dû à un mépris marqué des travaux intellectuels. Cette armée n’a plus rien à voir avec celle du Premier Empire : dans la seconde moitié du XIXe siècle, point de Davout, de Masséna ou de Soult. Les mentalités d’alors ont joué un grand rôle dans la débâcle de 1870.

I. Un milieu isolé du reste de la société

La culture et les mentalités particulières de l’armée sont en grande partie conditionnés par son isolement à l’intérieur de la nation, volontairement entretenu pour rendre les soldats plus efficaces au combat (comment vouloir sacrifier sa vie lorsque l’on a une épouse, des amis et des enfants ?).

Les unités séjournent rarement plus de deux ans dans une même ville, et les corps de troupe sont déplacés fréquemment de ville en ville, aux quatre coins de la France : ce sont des déracinés. Le général de La Motte-Rouge explique en 1889 dans ses Souvenirs qu’ « il est utile de dépayser un peu les régiments qui ne gagnent rien en discipline quand ils font un trop long séjour dans une garnison. […] Pour que le soldat fasse bien son devoir, il ne lui faut pas trop de relations avec les bourgeois ». Le maréchal Bugeaud, dans ses Oeuvres militaires de 1883, écrit que l’on n’est soldat que « quand on n’a plus la maladie du pays, quand le drapeau du régiment est considéré comme le clocher du village ».

Le soldat n’a de fait aucune attache avec l’endroit où il réside. Parmi les officiers, très peu se marient et presque toujours à un âge tardif, après 40 ans. Tout est fait pour le rendre dépendant de ses supérieurs : jusqu’en 1900, la future femme de l’officier doit justifier d’un revenu annuel important, il faut demander l’autorisation des chefs pour le mariage et l’habitat doit rester proche de la caserne. Le militaire est soustrait au droit commun pour être jugé par un tribunal particulier. « Fréquente l’élément civil » demeure jusqu’au XXe siècle une note négative sur un dossier militaire.

« Dans l’organisation de l’armée, écrit un officier du Second Empire, tout concourt à isoler complètement celle-ci de la nation : des lois particulières, des traditions, des usages, des préjugés même habilement entretenus, tendent au même but : briser tous les liens qui unissent l’armée à sa source, tous jusqu’au plus tenace » (L’Armée dans la société moderne, 1868, oeuvre anonyme). Cet isolement à l’égard de la société civile explique l’hostilité de l’armée à la révision du procès Dreyfus, considérant qu’il s’agit d’une affaire de militaires ne devant être réglée qu’entre militaires.

Procès de Rennes - 1899
Tribunal militaire (procès de Dreyfus à Rennes, 1899).

II. L’idéologie politique : le trône et l’autel

● L’esprit anti-républicain

Durant la Belle Époque, l’armée conserve un attachement important aux régimes autoritaires et aux gouvernements forts. On se méfie des parlementaires, de la République et de tout ce qui peut rappeler les idées révolutionnaires. Tous les colonels et généraux des années 1880-1890 ont été formés durant la monarchie de Juillet ou le Second Empire et ils ont gardés l’esprit de cette éducation militaire. Cette situation est renforcée par un flux de nobles dans les première année de la République (102 noms à particule sur 365 élèves en 1878 à Saint-Cyr), lesquels perçoivent l’armée comme un refuge.

Le rejet de la République se manifeste parfois d’une manière symbolique : à Tours, au début des années 1880, un général refuse pendant trois ans d’affilée d’assister à la revue du 14 Juillet. Cet esprit anti-républicain se traduit aussi par des brimades imposées aux officiers soupçonnés d’être républicains. Le général Pedoya écrit dans son livre L’Armée évolue (1908) qu’ « il ne fallait pas se dire républicain, si on ne voulait pas être banni par beaucoup, abandonné même par ses meilleurs camarades ».

Ces opinions ne se traduisent cependant jamais par des actes forts comme des désobéissances en dehors du milieu militaire : devoirs civiques et conscience politique sont placés au-dessous du loyalisme. Ainsi, Freycinet, plusieurs fois ministre de la Guerre sous la IIIe République constate que « du haut en bas de la hiérarchie, le devoir professionnel fait taire les opinions et les croyances individuelles » (Souvenirs). Lorsque Déroulède en 1899, demande au général Roget, qui rentre à la caserne avec ses soldats, de marcher sur l’Elysée, le général Roget indique la porte de la caserne à ses soldats ; et la police alertée viendra chercher Déroulède. De même, le général Boulanger n’a bénéficié d’aucun appui actif de la part de l’armée pendant sa carrière politique. Jean Jaurès, conscient de la force du loyalisme militaire, écrira que « L’armée n’est qu’un instrument. Elle n’a pas une force propre, une volonté autonome, une politique à elle… » (l’Armée nouvelle, 1911).

● « La croix et l’épée »

L’afflux dans l’armée des membres de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie dans les années 1870-1880 se traduit aussi par une proportion de plus en plus importance d’élèves, dans les établissements militaires, issus de l’enseignement religieux. En 1847 à Saint-Cyr, seuls 2 élèves sur 306 sont issus de l’enseignement religieux ; en 1869, ils sont 90 pour 269 élèves et 140 pour 410 élèves en 1886. La messe du dimanche est obligatoire dans cette école militaire jusqu’en 1880. Les personnalités de gauche parlent avec mépris à la fin du XIXe siècle des « généraux de jésuitière ».

La religion est cependant avant tout considérée sous l’angle utilitariste. Le général Canonge écrit dans Le Correspondant en 1904 : « Seule la croyance à l’immortalité de l’âme, à Dieu, ce qui est tout un, peut décider le soldat obscur à faire le sacrifice sublime de sa vie. » Le colonel de Panchalon écrit dans ses Souvenirs de guerre. 1870-1871 qu’ « Un des plus sûrs moyens de développer chez le soldat les grandes vertus militaires, l’amour du devoir, l’esprit de sacrifice, le mépris de la mort, c’est de respecter, d’honorer, d’encourager les sentiments religieux ». Le général du Barail affirme que « vouloir détruire les sentiments religieux, c’est vouloir détruire les sentiments militaires. » (Mes Souvenirs).

A partir de la fin du XIXe, les républicains anticléricaux vont faire la chasse aux « généraux de jésuitière ». En 1904 éclate l’Affaire des fiches, au cours de laquelle est révélée que le ministre de la Guerre, le général André, s’est appuyé sur les loges du Grand Orient de France pour écarter certains militaires des hauts postes (voir ici).

III. Le mépris des activités intellectuelles

« J’avais cru m’adresser à un connétable, j’ai rencontré un colonel de gendarmerie » déclare le comte de Chambord, prétendant au trône, après une entrevue secrète à Versailles avec Mac-Mahon en novembre 1873, lors de la tentative avortée de restauration monarchique.

La discipline militaire requiert l’effacement complet de la volonté du soldat devant les lois militaires. Cette morale de l’obéissance passive finit par faire perdre à l’officier tout esprit d’initiative : « Étroitement ligoté par les règlements, l’officier perd peu à peu l’habitude d’agir et de penser par lui-même : peur des responsabilités, dérobade devant les initiatives, paralysie de l’audace et de l’imagination, telles seront pour la plupart les dernières conséquences du culte de l’ordonnance et du respect dévotieux du sacro-saint règlement » (Raoul Girardet, La société militaire dans la France contemporaine. 1815-1939).

A partir du Second Empire naît un préjugé défavorable à l’égard de l’activité intellectuelle ; l’officier qui achète des livres et les commente est généralement mal considéré par ses supérieur. L’esprit critique n’est pas toléré. « Former à la fois des soldats obéissants et raisonnables est une chimère. Ils ne seront obéissants qu’en raisonnant point » écrit un officier du Second Empire (E. Hueber, Du rôle de l’armée dans l’État, 1871). « L’armée n’est peut-être pas le pays natal de la routine, mais elle est certainement sa patrie d’adoption… La vie de l’intelligence la quitte insensiblement et se concentre dans quelques têtes qui réfléchissent seules, par privilège et délégation spéciale » écrit en 1868 l’officier du Second Empire rencontré plus haut (L’Armée dans la société moderne). Celui-ci raconte aussi comment on avait présenté les mérites d’un jeune homme sorti d’une grande école scientifique, et la réponse de son colonel : « C’est bon, je les connais tous ces chieurs d’encre, et j’en ai trop ! »

● L’ « intertie intellectuelle » en action

La cavalerie française à la bataille de Sedan
La cavalerie française à la bataille de Sedan (anonyme).

Cet absence d’esprit d’initiative, le mépris de toute activité se rapprochant de la réflexion aura de lourdes conséquences en 1870, et ce n’est pas sans raison qu’Ernest Renan reprochera à l’armée, après 1870, d’avoir ignoré le travail de l’esprit. Napoléon III avait ainsi eu les plus grandes difficultés à faire accepter par les hauts gradés de l’armée les armes nouvelles que sont le canon à tube rayé et la mitrailleuse.

L’officier Maxime du Camp demande à ses supérieurs le 29 juillet 1870 si l’état-major est muni de cartes en nombre suffisant, et un général de cavalerie lui répond : « Ah ! Vous voilà bien messieurs les savantasses ! Les cartes, la géographie, la topographie, c’est un tas de foutaises qui ne servent qu’à embarbouiller la cervelle des honnêtes gens. La topographie en campagne, voulez-vous que je vous dise ce que c’est ? Eh bien ! C’est un paysan que l’on place entre deux cavaliers ; on lui dit : « Mon garçon, tu vas nous conduire à tel endroit et l’on te donnera un petit verre de ratafia avec une belle pièce de cent sous ; si tu te trompes de route, voilà deux particuliers qui te casseront la tête à coups de pistolet… » Ce n’est pas plus malin que ça et je m’y connais… » (Souvenirs d’un demi-siècle, 1949).

Ces conceptions se traduisent sur le champ de bataille par la pauvreté des plans tactiques à tous les échelons hiérarchiques, alors que les Prussiens, étrangers à cet esprit, ont l’habitude de mener d’habiles manœuvres stratégiques et sont parfaitement adaptés à la modernité.
Chez les Français, une charge à la baïonnette est tenue en bien plus haute estime qu’une manœuvre prudente ou qu’une conception stratégique élaborée. Le canon même est dédaigné : le général Bosquet en 1852 se félicite d’avoir enlevé Laghouat « à la française, l’épée nue et la baïonnette au fusil, sans attendre des réserves et du gros canon. » (Lettres, 1894). « On a peu ou point manœuvré, écrit le général Castellane dans son Journal à propos de la campagne d’Italie de 1859… On a enlevé les positions à force d’hommes et de courage ; les Autrichiens ont mieux manoeuvré que nous ; ils ont été vaincus par la force de baïonettes. » L’officier Duruy entend un jour un très grand chef déclarer qu’ « on ne tire que trop de coups de canon » (L’Armée dans la société moderne, 1868).

Pour rassembler les hommes (et le matériel) et les amener sur le front, c’est l’imprévoyance et la philosophie du “débrouillez-vous !” qui prévaut comme l’écrit le général Trochu (plus éclairé que les autres) : « A chaque conflit, par terre et par mer, par wagons et par bateaux, dans la précipitation et le pêle-mêle, les troupes, hommes et chevaux, le matériel, les approvisionnements, étaient mis en mouvement, encombraient toutes les voies et allaient s’accumuler un peu au hasard sur tel point et sur tel autre. A chacun des groupes qui prenait terre, avec des manquements et dans le désarroi qu’on peut imaginer, on disait “débrouillez-vous”, et il s’en allait insoucieusement du côté de l’ennemi, avec cette formule essentiellement française. »

Après 1870, les activités intellectuelles connaissent un regain de faveur, les causes de la défaite ayant été en partie des causes intellectuelles. Néanmoins, cet esprit d’hostilité à l’égard des travaux d’esprit perdure au moins jusqu’en 1914.

Sources :
GIRARDET, Raoul. La société militaire dans la France contemporaine. 1815-1939. Plon, 1953.
SERMAN, William. Les officiers français dans la nation. 1848-1914. Aubier, 1982.

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