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Bonnes feuilles du livre :

« À partir du moment où un homme te touche, tu deviendras une cible. Il suffit que tu aies un rapport, un jour, le garçon le dit à ses copains, et voilà, la réputation elle se fait comme ça, par le bouche-à-oreille. », nous dit Mariama, une mère de famille. Elle-même, en tant qu’adulte, se sent sous le contrôle du voisinage. Un jour, alors qu’elle buvait un verre dans un café du centre-ville, elle a entendu, en rentrant chez elle : « On t’a vue avec un Blanc. » Des hommes de l’immeuble ou du quartier la fixent parfois d’un regard réprobateur, voire lui demandent de « s’habiller ». […]

En discutant avec Chaïda et Sarah, je découvre le quotidien surveillé de ces filles, plus ici qu’ailleurs, contrôlé par un ensemble de règles implicites qui s’imposent à elles et que toutes considèrent comme injustes, mais qui leur semblent immuables. Une épée de Damoclès est suspendue au-dessus de leur tête: celle de la réputation, celle d’être considérées comme des « filles faciles ». Un petit rien, un mensonge, une volonté de se venger et c’est terminé : les rumeurs tourneront en boucle, reprises par les uns et les autres, amplifiées par les réseaux sociaux. Je mesure combien la vie de ces filles est conçue pour éviter de donner prise à ces rumeurs.

Sarah ne se promène jamais dans la rue avec des garçons, même des amis. Elle prend la précaution de ne pas se rendre là où travaillent son père ou ses amis, pour qu’on ne puisse pas la soupçonner de sortir avec quelqu’un. «Je peux avoir un petit ami, mais il faut que personne ne le sache», précise Sarah. La dernière fois qu’elle en a eu un, ils se fréquentaient au cinéma, car là, au moins, personne ne pouvait les voir. Elle dit se sentir comme « en prison », surtout à cause de son père. Ses parents sont divorcés, son père est d’origine algérienne, musulman, et sa mère, athée, est, comme elle dit, «française » – mot souvent utilisé ici pour désigner les Blancs. Elle a choisi de ne pas être musulmane, d’être athée comme sa mère, pour s’éloigner des préceptes paternels. Jusqu’à ses 16 ans, elle n’avait pas le droit de sortir, même avec une copine. Comme ses parents sont séparés, elle profite de l’indulgence de sa mère, « plus cool », avec qui elle vit. Mais sa mère a aussi été l’objet de rumeurs: Des personnes n’ont pas accepté qu’elle demande le divorce. »[…] Chaïda me détaille alors les contraintes qui s’imposent à elle. J’enregistre tout, car je sais que l’on pourrait m’accuser de tordre ses propos, de lui faire dire ce que je voudrais entendre ».

Elle me dit que les filles ne peuvent pas s’habiller comme elles le veulent: « II faut cacher ses formes, ses seins, sinon on va dire que tu l’as cherché. J’ai déjà tenté de mettre une robe en été, et un jour, le copain de ma grande sœur m’a dit de faire attention à comment m’habiller. Pourtant, c’était une robe longue j’avais des manches. Il faut être vigilante sur tout. Petite j’aimais bien mettre des jupes. Plus j’ai grandi plus j’ai mis des joggings. Tu ne peux pas sortir comme tu veux, c’est pas possible. » Sarah confirme: « C’est super triste à dire, mais c’est la même ambiance que si on vivait en Algérie. On ne doit pas trop montrer notre corps, pas s’habiller trop court. »

L’histoire : A 13 ans, Shaïna rencontre Ahmed, 14 ans, sur Snapchat. Au départ, il se montre attentionné et gentil. Mais quelques semaines plus tard, il veut obtenir d’elle des photos de nus. Par peur, l’adolescente va faire ce que lui demande son petit ami. Le début d’un engrenage. À partir de ce moment-là, se construit une réputation de “fille facile”, qui ira jusqu’au viol, puis à l’assassinat, deux ans plus tard.

Laure Daussy a longtemps hésité avant de travailler sur le sujet. Elle l’avoue elle-même : “J’ai d’abord fui ce sujet.” Bouleversée, révoltée, elle se sentait impuissante face à cette situation. Qu’écrire de plus que ce qui avait déjà été dit sur cette affaire ? Comment parler à cette famille si digne, anéantie après une telle tragédie ? D’autant que lorsqu’elle échange sur ce sujet avec d’autres amies féministes, la question agace : “Des violences sexuelles et des féminicides, il y en a dans tous les milieux”, s’entend-elle répondre. La spécificité de cette affaire sent le soufre, en effet : “Le drame de Shaïna contient tout ce qui peut être instrumentalisé. Une jeune femme dans une cité, agressée par des adolescents issus de l’immigration, puis assassinée deux ans plus tard par un autre garçon de son quartier. Des candidats d’extrême droite se sont d’ailleurs emparés de l’affaire. Des chercheuses spécialistes du genre ont refusé de me parler, gênées de “stigmatiser” les banlieues.” Qu’à cela ne tienne, Laure Daussy tisse patiemment des liens, des portes finissent par s’ouvrir, des confidences par être faites, pour dessiner enfin “la spécificité des violences que ces femmes subissent.”

N’éluder aucune question

Creil est une ville de l’Oise, mais a longtemps été considérée comme une ville de la banlieue parisienne. L’histoire en retient l’affaire du foulard, en 1989, partie justement du même collège qu’a fréquenté Shaïna. Une histoire dont, ici, personne ne se souvient trente ans plus tard. La journaliste retrace le parcours de l’adolescente après son viol, le courage avec lequel elle a fait appel avec ses parents à la justice de son pays. Une justice qui n’a pas été au rendez-vous. L’impunité a-t-elle donné des ailes à ces garçons ? Toujours est-il qu’elle est le début d’un engrenage. Considérée comme une fille facile, Shaïna, à 13 ans, devient une adolescente qu’on peut ne pas respecter. Même l’une de ses amies ira jusqu’à témoigner devant les policiers de la mauvaise réputation de sa copine. Nulle solidarité entre filles : ce sont les lois les plus machistes qui prévalent et qui s’imposent à tous. Aujourd’hui encore, le grand frère de Shaïna, Yasin, raconte les interjections hideuses dont il est victime dans le quartier : “C’est ta sœur qui a été cramée ?”, lui lance-t-on.

Laure Daussy n’a pas voulu verser dans la facilité, mais s’installer, comprendre le territoire sur lequel elle écrivait, comprendre le contrôle social dont sont victimes ses habitants, et surtout ses habitantes. Elle n’élude aucun sujet, ni la montée d’une version rigoriste de l’islam qui exerce une influence sur la place allouée à la femme, ni les contradictions de certaines féministes. Surtout, elle recueille patiemment et sans tabou la parole de tous. Une parole brute, parfois stupéfiante, toujours éclairante.

France Info

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