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Cour administrative d’appel de Paris

N° 22PA01268

4ème chambre
lecture du 08 juin 2023REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

Par deux requêtes distinctes, MM. F et A D ont sollicité du tribunal administratif de Paris la condamnation de l’Etat à leur verser respectivement la somme de 150 000 euros et 100 000 euros en réparation du préjudice résultant pour eux du décès de leur fille et sœur, H D, lors de l’attentat perpétré le 13 novembre 2015 dans la salle de spectacle Le Bataclan.

Après avoir joint ces deux requêtes, le tribunal administratif de Paris, par un jugement n° 1928012/3-2 et n° 1928045/3-2 du 13 janvier 2022, a rejeté leurs demandes.

Procédure devant la Cour :

I. Par une requête enregistrée le 15 mars 2022, sous le n°22PA01268, M. F D, représenté par Me Ducrocq, demande à la Cour :

1°) d’annuler ce jugement ;

2°) de condamner l’Etat à lui verser la somme de 150 000 euros en réparation du préjudice résultant pour lui du décès de sa fille, H D, lors de l’attentat perpétré le 13 novembre 2015 dans la salle de spectacle Le Bataclan ;

3°) de mettre à la charge de l’Etat le versement de la somme de 10 000 euros en application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

les services de l’Etat ont commis plusieurs fautes dans la mise en œuvre de la chaine de commandement des forces de l’ordre présentes à proximité de la salle du Bataclan ;

les services de l’Etat ont omis de prendre des mesures de protection du Bataclan alors que l’établissement était expressément visé par les réseaux jihadistes depuis plusieurs années ;

les services de l’Etat ont commis une faute résultant du défaut de surveillance des individus impliqués dans les attentats du 13 novembre 2015, notamment celui perpétré dans la salle de spectacle Le Bataclan située 50, boulevard Voltaire, dans le onzième arrondissement de Paris ;

l’absence de dispositif légal ou réglementaire organisant la chaine de commandement des forces intervenant en cas d’actes terroristes est constitutive d’une carence fautive de l’Etat ;

– il a subi un préjudice moral en raison du décès de sa fille dans des circonstances violentes.

Par un mémoire en défense, enregistré le 9 décembre 2022, le ministre de l’intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête.

Il soutient que :

– les premiers juges se sont, à bon droit, déclarés incompétents pour statuer sur la mise en jeu de la responsabilité de l’Etat à raison de la faute commise, le jour des attentats, dans le déroulement de la chaine de commandement ;

– les conclusions tendant à la mise en jeu de la responsabilité de l’Etat sont irrecevables dès lors que la réparation de son préjudice relevait exclusivement de la compétence du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions ;

– les moyens soulevés dans la requête ne sont, en tout état de cause, pas fondés.

La requête a été communiquée au Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme et d’autres infractions qui n’a pas produit d’observations.

II. Par une requête enregistrée le 15 mars 2022, sous le n°22PA01269, M. A D, représenté par Me Ducrocq, demande à la Cour :

1°) d’annuler ce jugement ;

2°) de condamner l’Etat à lui verser la somme de 100 000 euros en réparation du préjudice résultant pour lui du décès de sa sœur, H D, lors de l’attentat perpétré le 13 novembre 2015 dans la salle de spectacle Le Bataclan ;

3°) de mettre à la charge de l’Etat le versement de la somme de 10 000 euros en application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

– les services de l’Etat ont commis plusieurs fautes dans la mise en œuvre de la chaine de commandement des forces de l’ordre présentes à proximité de la salle du Bataclan ;

– les services de l’Etat ont omis de prendre des mesures de protection du Bataclan alors que l’établissement était expressément visé par les réseaux jihadistes depuis plusieurs années ;

– les services de l’Etat ont commis une faute résultant du défaut de surveillance des individus impliqués dans les attentats du 13 novembre 2015, notamment celui perpétré dans la salle de spectacle Le Bataclan, située 50, boulevard Voltaire, dans le onzième arrondissement de Paris ;

– l’absence de dispositif légal ou réglementaire organisant la chaine de commandement des forces intervenant en cas d’actes terroristes est constitutive d’une carence fautive de l’Etat ;

– il a subi un préjudice moral en raison du décès de sa soeur dans des circonstances violentes.

Par un mémoire en défense, enregistré le 9 décembre 2022, le ministre de l’intérieur et des outre-mer conclut au rejet de la requête pour les mêmes motifs que ceux exposés ci-dessus dans le cadre de la requête n° 22PA01268.

La requête a été communiquée au Fonds de garantie des victimes d’actes de terrorisme et d’autres infractions qui n’a pas produit d’observations.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

– la loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986 ;

– le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique :

– le rapport de Mme d’Argenlieu,

– et les conclusions de Mme Jayer, rapporteure publique.

Considérant ce qui suit :

1. Mme H D, salariée du Bataclan, salle de spectacle située 50, boulevard Voltaire à Paris, a été assassinée le 13 novembre 2015 par des terroristes revendiquant leur appartenance au groupe ” Daech “, alors que s’y déroulait un concert de rock. Estimant que les services de renseignement, les services chargés d’assurer la sécurité du territoire national et, plus globalement, l’Etat dans le cadre de son pouvoir réglementaire avaient commis, dans l’exercice de leurs missions, des fautes ayant concouru à la survenance de cet attentat, MM. F et A D, père et frère de la victime, ont, le 24 décembre 2019, présenté une réclamation préalable tendant à ce que l’Etat les indemnise à hauteur, respectivement, des sommes de 150 000 euros et 100 000 euros pour les préjudices qu’ils estiment avoir subis, laquelle a été implicitement rejetée. Par un jugement dont MM. F et A D relèvent appel, le tribunal administratif de Paris a rejeté leurs demandes tendant, dans les mêmes termes que leur réclamation préalable, à la condamnation de l’Etat.

Sur la jonction :

2. Les requêtes susvisées n° 22PA01268 et n° 22PA01269, introduites par M. F D et M. A D, présentent à juger les mêmes questions et ont fait l’objet d’une instruction commune. Il y a lieu de les joindre pour statuer par un seul arrêt.

Sur la régularité du jugement :

3. Les requérants sollicitent en appel, comme ils l’avaient fait en première instance, la condamnation de l’Etat du fait de la faute qui aurait été commise dans la mise en œuvre de la ” chaine de commandement “, en ne déclenchant pas la force d’intervention de la police nationale, et en refusant l’intervention immédiate, d’une part, des soldats de l’opération ” Sentinelle ” pourtant présents à proximité de la salle de concert au moment des faits et, d’autre part, de la trentaine de gendarmes mobiles de l’escadron 31/7 de Reims stationnés dans Paris. Toutefois, la mise en œuvre de cette ” chaine de commandement ” s’est produite alors que l’attaque terroriste avait déjà débuté. Elle s’inscrit donc dans le cadre de l’exercice de missions de police judiciaire. Par suite, la partie du litige ayant pour objet la mise en jeu de la responsabilité de l’Etat à ce titre relève de la compétence de l’ordre judiciaire. Il y a donc lieu de confirmer le jugement sur ce point.

Sur l’engagement de la responsabilité de l’Etat pour faute lourde :

4. Seule une faute lourde est de nature à engager la responsabilité de l’Etat à l’égard des victimes d’actes de terrorisme à raison des carences des services de renseignement dans la surveillance d’un individu ou d’un groupe d’individus.

En ce qui concerne l’absence de surveillance de la salle de spectacle du Bataclan :

5. Il ressort du rapport du 5 juillet 2016 de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale relative aux moyens mis en œuvre par l’Etat pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015 que lors de l’attentat commis au Caire le 22 février 2009, au cours duquel une ressortissante française a été tuée, l’une des suspects aurait déclaré aux services égyptiens que M. I C projetait de perpétrer un attentat contre la salle de spectacle du Bataclan, ce choix s’expliquant par le fait que de nombreuses manifestations de soutien à la communauté juive y avaient été organisées. Toutefois, ce même rapport indique que les investigations menées lors du retour en France en 2010 de M. I C qui, dès son arrivée, a été interpelé, mis en examen et placé en détention, mais n’a rien avoué, n’ont pas permis d’établir la réalité d’un tel projet. Du reste, l’information judiciaire, alors ouverte, a fait l’objet d’un non-lieu par le juge d’instruction, faute d’éléments probants. Six années plus tard, le 15 août 2015, un Français interpelé à son retour de Syrie a, lors de son audition par le juge d’instruction, dit qu’une salle de concert de rock était la cible d’un attentat. Si cette menace a été prise au sérieux, celle-ci était toutefois particulièrement vague dès lors qu’elle faisait uniquement référence à la nature du lieu visé. Dans ces conditions, il ne saurait être reproché à l’Etat de n’avoir pas fait le lien entre cette information avérée mais insuffisamment précise, et celle obtenue indirectement plus de six années auparavant certes plus précise mais dont la réalité n’avait pas été établie. Il ne saurait davantage, dans ces circonstances, être reproché à l’Etat de ne pas avoir transmis aux propriétaires de la salle de spectacle du Bataclan un avis à victime. Enfin, la présence à proximité du Bataclan de la mosquée Omar fréquentée, notamment, par les frères Kouachi ne justifiait pas que cette salle de spectacle fasse l’objet d’une protection particulière, ni ne signifiait qu’il s’agissait forcément de la future cible des terroristes.

En ce qui concerne la carence dans la surveillance des auteurs des attentats :

6. Il résulte de l’instruction, et en particulier du rapport de la commission d’enquête évoqué au point 5, que les auteurs des attentats du 13 novembre 2015 ont élaboré leur projet à l’étranger et que ces individus évoluant dans la clandestinité et utilisant, avec prudence, des moyens de communication le plus souvent cryptés, ne sont entrés sur le territoire français que la veille des attentats, depuis la Belgique, Etat membre de l’espace Shengen, ce qui leur a permis d’échapper à tout contrôle lorsqu’ils ont franchi la frontière. Il est constant toutefois que les services de renseignement français avaient des informations sur les trois terroristes impliqués dans l’attaque du Bataclan, parmi lesquels M. B E et M. J G.

7. S’agissant de M. B E, il résulte de l’instruction que celui-ci a été mis en examen pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, puis placé, à ce titre, sous contrôle judiciaire en septembre 2012, avec une obligation hebdomadaire de pointage et une interdiction de sortie du territoire, son passeport ayant alors été confisqué. Ne respectant pas son contrôle judiciaire, M. B E est parvenu à se rendre en Syrie en septembre 2013. Toutefois, en vertu des principes du droit de la défense et du droit à un procès équitable, aucune technique de renseignement ne peut, ainsi que le relève le rapport de la commission d’enquête évoqué au point 5, être mise en œuvre concernant un individu placé sous contrôle judiciaire. En outre, il ne résulte pas de l’instruction qu’une nouvelle carte d’identité aurait été délivrée à M. B E au moment de son départ pour la Syrie, ce qui aurait conduit les services préfectoraux à déclencher la consultation du fichier national des personnes recherchées sur lequel sont portées les interdictions de sortie du territoire. Le fait que M. B E ait pu échapper au contrôle des services de renseignement et se rendre en Syrie ne permet donc pas d’établir, à lui seul, un lien direct entre une défaillance fautive de l’Etat dans ses missions de surveillance et la survenance des attentats du 13 novembre 2015.

8. S’agissant de M. J G, il est constant qu’il était fiché ” S ” depuis l’année 2010, pour radicalisation islamiste violente, et qu’il était parvenu à quitter la France pour rejoindre ” Daesh “, ce dont les services français avaient été informés par la Turquie. Toutefois, si ce dernier était identifié par les services français de renseignement, il ressort du rapport parlementaire précité que plusieurs milliers de personnes sont fichées en France en raison de leur radicalité islamiste et que l’émission d’une ” fiche S ” a pour seul objet de permettre aux services compétents d’assurer le signalement de cet individu à l’occasion des contrôles d’identité. Dès lors, la seule circonstance que M. J G était signalé au titre de sa radicalisation n’avait pas pour effet de le placer sous une surveillance renforcée des services de renseignement, en l’absence d’éléments laissant présumer un risque d’attentat de la part de l’intéressé.

9. Dans ces conditions, compte tenu du fait que les terroristes, dont le profil ne relève plus d’une logique nationale du fait de leur appartenance au groupe ” Daesh “, ont su se jouer de la libre circulation instaurée à l’intérieur de l’espace Shengen ainsi que le rélève le rapport de la commission d’enquête précédemment évoqué, et eu égard aux difficultés inhérentes à l’activité des services de renseignement et, dans le cas particulier du litige, aux moyens et connaissances limités dont ils disposaient tant pour appréhender que pour prévenir de nouvelles formes d’attentat terroriste, les éléments produits par les requérants ne permettent pas d’établir que l’Etat aurait commis une faute lourde de nature à engager sa responsabilité consistant en un défaut de surveillance tant de la salle de spectacle du Bataclan, que des individus à l’origine de l’attaque qui y a été perpétrée.

Sur l’engagement de la responsabilité de l’Etat pour faute simple :

En ce qui concerne la carence de l’Etat dans l’édiction de textes organisant une coordination des forces susceptibles d’intervenir immédiatement en cas d’attaques terroristes :

10. En faisant uniquement état de ce que la menace terroriste, notamment depuis l’attentat commis dans les locaux du journal ” Charlie Hebdo “, était ” bien réelle “, les requérants n’établissent pas que l’Etat aurait commis une faute de nature à engager sa responsabilité en n’édictant pas plus tôt des textes permettant une intervention immédiate des forces de police présentes sur les lieux, sans attendre l’arrivée des forces spécialisées. Le fait qu’un tel texte ait été édicté après les attentats survenus le 13 novembre 2015 ne suffit pas à établir la réalité d’une telle faute.

11. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la fin de non-recevoir opposée en défense, que MM. F et A D ne sont pas fondés à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Paris a rejeté leurs demandes. Par voie de conséquence, leurs conclusions présentées sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent qu’être rejetées.

DÉCIDE :

Article 1er : Les requêtes n° 22PA01268 et 22PA01269 présentées par M. F D et M. A D sont rejetées.

Article 2 : Le présent arrêt sera notifié à M. F D, à M. A D et au ministre de l’intérieur et des outre-mer.

Copie en sera adressée au préfet de police.

Délibéré après l’audience du 22 mai 2023, à laquelle siégeaient :

– Mme Briançon, présidente,

– Mme d’Argenlieu, première conseillère,

– Mme Saint-Macary, première conseillère.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 8 juin 2023.

La rapporteure,

L. d’ARGENLIEULa présidente,

C. BRIANCON

La greffière,

V. BREME

La République mande et ordonne au ministre de l’intérieur et des outre-mer en ce qui le concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l’exécution de la présente décision.

N°s 22PA01268 – 22PA01269

Dalloz

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