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Deux chiffres suffisent à comprendre l’intérêt des principaux ports européens pour le crime organisé : en 2021, 98 millions de conteneurs y ont transité et 2 % du total seulement ont été inspectés. Cette proportion a beau atteindre 10 % s’agissant des cargaisons en provenance d’Amérique du Sud, zone de production quasi exclusive d’un trafic de cocaïne en plein essor (plus de 162 tonnes saisies pour les seuls ports d’Anvers, en Belgique, et de Rotterdam, aux Pays-Bas, entre 2010 et 2022), la réalité des « frontières passoires » du continent européen est exposée crûment dans un rapport au scalpel d’Europol, rendu public début avril et consacré aux « réseaux criminels dans les ports européens » : « La probabilité que des conteneurs contenant des marchandises illicites soient détectés reste faible, compte tenu de l’importance du trafic et du débit journalier de conteneurs. »

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Le préalable de la corruption, des sommes astronomiques, proposées à des dockers, des grutiers, des employés des autorités portuaires ou de sociétés de logistique, permet toutes les variations de mode opératoire. Si la plus évidente reste le « rip on/rip off », qui consiste à extraire physiquement la cargaison d’un conteneur déchargé d’un navire et à la charger dans un camion, les réseaux criminels savent innover. Ainsi, note le rapport, le « clonage » apparaît comme une méthode « de plus en plus observée ces dernières années » : un conteneur prévu pour passer sous un portique de détection au scanner ou subir un contrôle des services douaniers avant de quitter la zone portuaire est simplement « remplacé par un conteneur réplique (clone) portant le même numéro d’enregistrement ».

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A Anvers, Hambourg (Allemagne) et Rotterdam notamment, les organisations sont parvenues à retourner à leur profit le dispositif numérique d’identification des conteneurs imaginé par les acteurs du transport maritime pour sécuriser leurs cargaisons. Le principe est simple : un code de référence unique et inviolable est attribué à chaque conteneur afin d’en garantir la traçabilité et permettre sa prise en charge, son transport puis son départ des installations portuaires. Cette méthode, appuyée sur des technologies robustes, est censée garantir fiabilité de l’acheminement et inviolabilité de chaque conteneur : chaque code étant transmis à l’importateur, au transitaire, au terminal du port de destination des marchandises et à une société de transport, il garantit le contenu de chaque conteneur. Ainsi « certifiée » depuis son chargement à bord d’un navire jusqu’à son déchargement, chaque « boîte » est le plus souvent autorisée à quitter un port sans formalités ou presque.

Or les réseaux criminels ont rapidement perçu l’avantage à tirer de cette nouvelle technique. Utilisant principalement la corruption, mais également des techniques de piratage informatique, ils sont parvenus à se procurer les fameux codes de référence, à cibler les conteneurs auxquels ils avaient été attribués dans leur port de départ puis à y dissimuler des marchandises illégales. Les criminels peuvent ensuite, explique Europol, « accéder à des informations détaillées sur l’état du conteneur tel qu’il est enregistré dans les systèmes de données portuaires [et] vérifier si le conteneur est présent et prêt à être libéré, afin de programmer une collecte illicite ». Les codes sont alors fournis au chauffeur d’une société de transport œuvrant pour le réseau, qui n’a plus qu’à récupérer un ­conteneur au terminal portuaire et lui faire quitter les infrastructures, pratiquement sans contrôles.

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« L’un des principaux avantages de ce modus operandi, note le rapport, est qu’il ne nécessite pas le soutien d’initiés dans la zone portuaire pour extraire les marchandises illicites »,et offre donc aux réseaux criminels « une excellente alternative » à la corruption dans les ports, en particulier ceux où l’automatisation tend à raréfier l’intervention humaine. Ou comment le progrès technologique, censé contrecarrer les menées mafieuses, finit par les favoriser. Kristian Vanderwaeren, directeur des douanes belges, ne cache pas que la menace d’infiltration des mafias est double : à la fois sur les terminaux privés (notamment parmi les dockers), mais aussi au sein même de ses services. « On a constaté qu’une fois que la police sélectionne un conteneur pour que l’on procède à un contrôle, il ne faut pas plus de cinq à dix secondes avant que cette information se retrouve sur le réseau de communication des trafiquants, confie-t-il. Certes, la technologie est fondamentale pour les mafias, mais ils ont besoin de complices sur le terrain, dans les terminaux notamment, ne serait-ce que pour récupérer les sacs. »

L’adoption de moyens de plus en plus performants – intelligence artificielle, capteurs détectant toute tentative d’ouverture non programmée d’un conteneur, sécurisation et cryptage de données informatiques – entraîne par ailleurs un report des activités criminelles sur les ports secondaires, comme ceux de Gioia Tauro, en Calabre (Italie), ou du Havre (Seine-Maritime), moins équipés en systèmes de sécurité.

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Les trafiquants combinent ces techniques avec une arme supplémentaire : l’infiltration de la sphère économique légale, en rachetant ou en créant des sociétés spécialisées dans la logistique, mais aussi dans la fourniture de services ou de matériaux. « Cela complique considérablement l’action des forces de l’ordre, estime Marco Antonelli, chercheur à l’université de Pise et spécialiste de la pénétration mafieuse dans les ports italiens. Elles se retrouvent confrontées à des organisations qui se comportent comme des entreprises normales, de sorte que la frontière entre légal et illégal tend à s’estomper. Dans ce ­contexte, la surveillance des secteurs économiques les plus sensibles et le développement d’outils de prévention efficaces deviennent indispensables, en favorisant le partage des bonnes pratiques nationales au niveau européen. »

Paradoxalement, la coopération européenne apparaît certes indispensable, mais le développement de certains projets d’infrastructures communautaires pèse aussi sur la question. Les services de sécurité s’inquiètent du futur réseau transeuropéen de transport, qui vise à interconnecter 328 ports européens à un réseau intégré de communications maritimes, routières, ferroviaires et aéroportuaires à travers le continent. Selon Europol, ce chantier titanesque pourrait encore « renforcer cette tendance » d’un report des activités mafieuses sur les ports secondaires, moins équipés. Et démultiplier les profits d’organisations criminelles qui, s’alarme Europol, ne menacent plus seulement l’économie légale mais bien « la sécurité au sein de l’Union européenne ».

Le Monde

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