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Au total, 165.000 à 180.000 soldats venus d’Afrique subsaharienne – dont des poilus coloniaux – ont été enrôlés pendant la Grande Guerre (et, à titre de comparaison, 200.000 tirailleurs nord-Africains). Plus des deux tiers (environ 135.000) ont servi en France ou dans l’armée d’Orient (Dardanelles, Balkans), soit au front, soit à l’arrière. On devine le choc qu’a représenté, pour ces hommes, le déracinement et la découverte d’un nouveau continent. Et environ 30.000 d’entre-eux sont morts au combat, des suites de leurs blessures ou, dans un tiers des cas, de maladies, surtout pulmonaires, lors de leurs séjours dans des camps militaires à l’arrière.

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Le 29 juin 1917, la Chambre des députés se réunit en comité secret (c’est-à-dire sans public ni presse, ni publication des débats au JO) pour examiner l’échec catastrophique de l’offensive Nivelle et les célèbres mutineries qui ont suivi. Blaise Diagne interpelle longuement le gouvernement. Il attaque Magin de front et l’accuse nommément d’avoir conduit les tirailleurs africains au carnage en les engageant, en dépit de ses objurgations, sur un théâtre d’opération encore enneigé (il était d’usage que ces troupes très vulnérables au froid «hivernent» dans le midi). «Et, par l’inimaginable légèreté des généraux, elles [les troupes africaines] ont été vouées à un véritable massacre sans utilité ! On a commis à leur égard un crime !», fustige Diagne à la tribune de la Chambre (L’affaire du Chemin des Dames –les Comités secrets, Henri Castex, Imago, 2004). Malgré le huis clos, son réquisitoire est bientôt connu.

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Comme l’a établi Marc Michel, dont Lefeuvre partageait d’ailleurs les conclusions, la proportion des tués parmi les tirailleurs africains est la même (environ 22%) que celles de tous les régiments d’infanterie de l’armée française. En pratique, l’état-major, jusqu’à l’été 1917, ne ménage le sang d’aucun de ses soldats, quelle que soit sa couleur de peau.

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À l’arrière, la population civile française, dans sa quasi-totalité, voit des noirs pour la première fois et leur fait globalement bon accueil. En permission, les tirailleurs sénégalais peuvent s’asseoir à la terrasse d’un café et être servis par «un blanc», ou se rendre à la plage au milieu des baigneurs sans faire scandale. Autant de faits qui choqueront profondément l’état-major du corps expéditionnaire américain en 1918. Les généraux américains s’inquiéteront de ce «mauvais exemple» pour leurs propres soldats noirs, soumis à la ségrégation. Le GQG français recevra des notes de l’état-major du général Pershing se plaignant que des officiers français fassent des visites de courtoisie à des «officiers de couleur des troupes américaines» et, plus grave encore, que des Françaises fréquentent des soldats américains noirs en permission (Journal du général Edmond Buat, Ministère de la Défense/Perrin, 2015).

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Quoi qu’il en soit, il est tout à fait inexact, et même faux, d’affirmer que la France a oublié le tirailleur sénégalais. Ce personnage était familier à tous les Français qui avaient vécu la première ou la Seconde Guerre mondiale. L’armée française n’a cessé d’honorer leur mémoire. Sur le plan scolaire, les manuels d’histoire évoquaient leur rôle. À l’université, les travaux ne se sont pas taris. Et, pour les amateurs d’histoire, il s’agit d’un sujet classique et recensé, dont on connaît au moins les rudiments. Certes, l’intérêt des médias et du public fluctue inévitablement selon les périodes, mais les tirailleurs africains n’ont jamais été, en France, passés sous silence, encore moins occultés ou tabous.

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Comment donc expliquer que le réalisateur et l’acteur principal, en toute bonne foi, jugent le sujet à tout le moins oublié et méconnu? On avance cette hypothèse : nous avons quitté le monde qui permettait de comprendre la Grande Guerre.

Le sentiment d’étrangeté et d’effarement que nous éprouvons envers ce carnage s’est accru avec la disparition des derniers survivants. (…) La mémoire collective s’appauvrit de façon spectaculaire. Le constat n’est pas propre au sujet des tirailleurs sénégalais de 14-18. La date du 10 mai 1940, début de l’offensive allemande à l’ouest, de l’effondrement de la France en 40 jours et de la fin d’un monde, n’évoque rien de particulier pour la majorité des Français de 20 ans. Et personne n’est à incriminer pour ce constat, hormis peut-être l’école, mais la société française d’aujourd’hui a envers elle des attentes si multiples et contradictoires qu’on hésite à lui adresser ce reproche.

Le Figaro

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