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Il est temps que le mot «province» réintègre le langage commun. Considéré comme désuet, voire péjoratif, celui-ci a été écarté au profit des termes «territoires» et «périphérie». Après les moments noirs de la désindustrialisation et de la casse sociale liés au mouvement de la mondialisation, la province a su faire valoir ses atouts, note Jérôme Batout, philosophe et économiste. S’appuyant sur les faits mais aussi sur la littérature et les sensibilités, il publie La Revanche de la province, chez Gallimard. Un essai qui invite à une véritable réconciliation française.

LE FIGARO. – Vous employez à dessein le mot «province», quelque peu abandonné. Pourquoi?

Jérôme BATOUT. – Je crois qu’il est désormais justifié d’utiliser à nouveau le mot ancien et superbe de «province». Le sentiment d’infériorité que ce mot véhiculait hier est en train de faire place à une nouvelle fierté, et c’est très bien. À l’opposé des mots «périphérie», «territoires», «archipel», abstraits et provisoires, la province a pour elle quatre siècles d’existence. Elle est réelle, elle est charnelle et elle a de l’avenir. Le couple Paris-province a structuré l’imaginaire français pendant quatre siècles. Il conserve un énorme potentiel.

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La trahison? Que s’est-il passé?

Quand la mondialisation commence, dans les années 1990, Paris a largué la province et a tendu la main au vaste monde pour délocaliser la production. Chine, Asie, Afrique de Nord, Europe de l’Est: Paris a ainsi abandonné sa vieille compagne, qui a vécu dans sa chair la désindustrialisation et la casse sociale, sans compter la tristesse d’être abandonnée. Ce largage de la province est une faute majeure, aux conséquences énormes, renforcées encore par une décentralisation maladroite qui a souvent accru les missions de la province sans lui donner les moyens de les remplir. La fin du cumul des mandats a encore creusé l’éloignement entre Paris et la province.

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Le Figaro


Jérôme Batout : cette fierté provinciale ou l’altérité intime

« La France est une nation dont l’identité profonde repose sur une altérité intime. Cette altérité nous concerne tous : être français, c’est réussir à articuler en soi ces deux polarités, parisienne et provinciale, dans sa vie amoureuse, familiale, dans sa carrière, dans son imaginaire » (Jérôme Batout / 2022).

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Retard, ennui, souffrance.

Mais cette définition à l’envers de la province contenait en elle-même son propre dépassement. Malgré l’hétérogénéité entre métropoles, petites villes, campagnes et outre-mer, entre Bretons, Bourguignons et Guadeloupéens, le regroupement de tout ce petit monde dans « la province » a lentement créé une unité symbolique et un potentiel d’affirmation très puissant.». On sent qu’il s’agit d’un livre prophétique. Ce qui, demain, pourrait sauver la France,c’est la patrie de nos enfances. Et « ce qui croît avec le péril », et qui nous sauvera si l’on en croit Jérôme Batout, c’est la France « périphérique »devenue en trente ans désirable au point qu’elle pourrait relever les défis du XXI ème siècle.

Les « territoires » épousent mieux l’avenir que ne le fait Paris.

« Les personnalités politiques, maires ou présidents de région, se sont battues, dans l’ombre, pour attirer les fonds européens, les investissements des entreprises étrangères, et pour convertir leur tissu industriel. Des entrepreneurs, des associations, des groupes de citoyens ont réinventé leur façon de travailler, de redistribuer, de produire pour répondre aux nouvelles aspirations. Des agriculteurs ont pris à leur compte les mouvements écologistes pour développer une alternative bio crédible et redonner tout son sens à une vie à la campagne. Des artistes et des créateurs ont pour la première fois fait de la province un terrain de projection et d’idéal »,poursuit l’auteur, inspiré. Jérôme Batout nous galvanise au passage et ce n’est pas si courant.

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Repères

Jérôme Batoux est docteur en philosophie et sciences sociales, diplômé de L’IEP Paris et de laLondon School of Economics (plusieurs anciens étudiants et professeurs se virent attribuer un Nobel). Ex responsable « stratégie, médias et communication » à Matignon, associé à la direction de Publicis, Jérôme Batout collabora de 2014 à 2020 à la revue « Le Débat », dirigée par Pierre Nora et Marcel Gauchet.

EXTRAIT 1 : Paris a fait mine d’ oublier la province

Trente ans. C’est le temps qui s’est écoulé entre le début de la mondialisation signalé par la chute du Mur et l’éclatement de la crise des Gilets jaunes. Trente ans entre l’ivresse d’une mondialisation vécue par Paris comme sa dernière chance de reconquérir un statut de capitale mondiale, et la migraine du retour à la réalité.Voilà que la province, pourtant presque reniée et presque niée, se rappelle à Paris. L’arrière-pays met soudain sous le nez parisien, et même en pleine figure quand on se rappelle la violence de certaines manifestations, sa trahison. Lancé à toute vitesse vers un « monde d’après » qu’il croyait forcément mondialisé et délesté de ses racines territoriales, Paris a largué au tout début des années 1990 la province qui l’avait si long- temps nourri, habillé, chauffé.

Presque du jour au lendemain, Paris est parti sans donner de nouvelles. Il l’a fait consciemment, croyant trouver son salut ou de meilleurs alliés ailleurs, en fermant les usines qu’il possédait en province, en délocalisant leurs emplois, en « rationalisant » le nombre de lignes TER ou de classes élémentaires. Paris a oublié la province. Ou, plus précisément, il a fait mine de l’oublier. L’abandon parisien de la province était tout à fait volontaire. On l’a expliqué à coups d’« avantages compétitifs » inéluctables. On l’a rendu désirable à force de «mondialisation heureuse» et de « village global ». Et, finalement, on a opéré cet abandon « nécessaire, inévitable ». Les cartes de désindustrialisation du pays, que nous connaissons tous désormais tant la presse a fini par s’en émouvoir, n’en sont que le plus cinglant témoin.

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Mais les conséquences du largage ont dépassé les frontières provinciales : trente ans après, Paris les ressent à son tour. Désormais dépourvu d’un tissu industriel solide en province, il ne rivalise plus avec les grandes puissances économiques, ni même avec le voisin allemand. La capitale est prise à son propre piège : le largage, qu’elle envisageait comme un délestage, se révèle être une perte de consistance. Les deux années de crise du Covid-19 en ont été le révélateur le plus criant. Les pénuries de masques ou de matériel médical ont joué un rôle majeur dans la revalorisation toute récente de l’industrie. Le remplissage rapide des hôpitaux a souligné le désinvestissement dans l’hôpital public qui courait depuis des décennies. Et les séjours de certains Parisiens en province, ne serait-ce que le temps d’un confinement, leur ont au moins permis de constater les dégâts de trente années de largage. Bien obligé de s’intéresser de nouveau à la province, où se trouvait son salut économique, stratégique, sanitaire dans un monde brusquement barricadé, Paris a redécouvert l’ampleur de sa dépendance envers son arrière-pays.

L’invasion russe de l’Ukraine au mois de février 2022, comme un rappel à l’ordre du tragique après l’illusion d’une « fin de l’histoire », met un terme encore plus définitif à une parenthèse naïve. La mondialisation à outrance n’a jamais délesté la capitale de sa dépendance face à la province : elle l’a remplacée par une dépendance alimentaire, industrielle, énergétique vis-à-vis des pays que l’on redécouvre seulement aujourd’hui, tantôt lointains, tantôt hostiles.

EXTRAIT 2 : La revanche de la province modifie le « champ des possibles

Avec la presse en ligne, la multiplication des chaînes de télévision et les réseaux sociaux, le niveau d’accès à l’information est quasi nivelé : à part quelques journalistes pour lesquels les cafés parisiens demeurent des lieux de scoops ou de offs, la possibilité de savoir, de connaître, est égale à Paris et en province – il faut rappeler qu’il n’y a pas si longtemps Matignon et l’Élysée avaient Le Monde à 11 heures du matin alors que la province l’aurait le lendemain par le train de Paris. De même, le développement des transports à grande vitesse et du numérique facilite largement le développement d’une activité entrepreneuriale loin de Paris, voire d’une vie en province couplée à une activité professionnelle parisienne. La revanche de la province, à mesure que progressait la conscience écologique, a modifié notre définition même du « champ des possibles ». Parce qu’au-delà du capital économique, culturel, historique, ces deux basculements ont introduit de nouvelles richesses, et donc de nouveaux rapports de force, que le sociologue Bruno Latour appelle « géosociaux ». Au premier rang de ces nouvelles richesses, il y a le territoire. L’accès au territoire, c’est non seulement la garantie d’un espace pour construire et se construire, mais aussi une sécurité alimentaire, environnementale et donc sanitaire, industrielle. C’est en plus une identité authentique, sincère, un enracinement, pour reprendre le terme de Simone Weil qui est d’une actualité frappante. Enracinements que la mondialisation a fait vaciller entre l’illusion d’un « village global », et celle d’une identité national(ist)e. Et force est de constater que Paris manque cruellement de territoire : Paris est en 2020 la sixième ville la plus dense du monde, avec plus d’habitants au kilomètre carré qu’à New York ou à New Delhi. Plus qu’un rééquilibrage des rapports avec Paris, la revanche de la province est à l’origine d’une nouvelle donne territoriale. On le doit à une nouvelle phase de mondialisation, plus étatiste et moins financière, au surgissement des enjeux environnementaux, et surtout à la province elle-même. Et il s’agit d’un changement fondamental des règles du jeu avec la capitale : un jeu sur lequel sa domination est moins nette, moins systématique sur chaque aspect, moins nécessaire aussi à la cohésion du territoire.

EXTRAIT 3 : La province est plus que jamais ancrée dans le XXIème siècle

(…) Je serai clair d’emblée : ce phénomène seul n’explique pas la revanche de la province. Sans la résilience, puis la reconquête économique et politique décrite dans les pages précédentes, jamais cette revanche n’aurait eu lieu. Cette résilience était la condition sine qua non. Tout ce qu’on lit – beaucoup trop – post-Covid sur l’exil des Parisiens désireux de « refaire leur vie » dans les villes de province ou à la campagne serait impossible si certaines conditions économiques n’étaient pas réunies, ou sur le point de l’être. Mis à part quelques trentenaires souhaitant passer de la théorie à la pratique en se lançant dans la permaculture (avec plus ou moins de succès), peu de Parisiens peuvent raisonnablement se permettre de quitter la capitale simplement pour assouvir un changement de cadre ou de temps pour soi. En témoigne d’ailleurs la faible part de Parisiens quittant effectivement la capitale parmi ceux qui en manifestent le souhait dans les études d’opinion. Mais le travail de fond, de résilience et d’innovation, mené en province depuis le largage des années 1990, commence à payer. La renaissance économique, politique et sociale de la province a inversé la tendance. Lorsqu’on est Parisien, on ne fait toujours pas le choix d’une vie en province sur un coup de tête ; mais on peut de plus en plus l’envisager sereinement.

Atlantico


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