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Booba sur scène, à Belfort, en juillet 2017 lors du festival les Eurockéennes. (Sébastien Bozon/AFP)

Dans un essai percutant, la journaliste Louisa Yousfi révèle en quoi un trop-plein de culture aurait tari son envie de «rester barbare». S’appuyant sur le rap de Booba, les écrits d’auteurs américains (Chester Himes, Toni Morrison) et sa propre expérience de femme arabe et musulmane, elle décrit avec tendresse une figure du barbare qui gagnerait à être chérie plutôt que honnie, protégée plutôt que cachée. Entretien.

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Rester barbare serait une forme d’horizon salutaire, à la fois esthétique et politique ?

Oui. Rester barbare, c’est une histoire tragique, parce que lorsqu’on s’intègre, il n’y a pas d’autre issue : il faut se nier. En tant que musulmane, tout a été pensé dans ce pays pour que je renonce à ma foi. Et cette négation est au carrefour de tous les conflits d’intégration et de loyauté, là où l’on s’abîme. Quand ils me regardent, mes parents ne savent pas ce qu’ils ont fait, et plus je vais avancer, moins on aura de choses à se dire. Qu’est-ce que ça fait de ne pas parler la même langue ? Comment arrivera-t-on à se rejoindre ?

Ces négations successives font naître potentiellement des monstres. Dans ce livre, je cite plusieurs monstres, comme Mehdi Meklat [chroniqueur télé ayant publié des tweets homophobes et antisémites sous le pseudonyme de Marcelin Deschamps, ndlr]. Dans l’affaire Mehdi Meklat, il y a une symétrie parfaite entre son assimilation de façade et son personnage de Marcelin Deschamps. Plus les siens disent de lui qu’il a changé, plus son monstre grossit en parallèle. D’un côté il se montre très flatté et honoré de fréquenter le grand monde (il est invité à l’Elysée, il dîne avec Pierre Bergé, il fréquente des gens de la télévision) et le soir il rentre chez sa mère à Saint-Ouen où il écrit ses tweets haineux. Exactement au même moment, il devient ce que les autres craignent qu’il soit. La question n’est pas de m’interroger sur ses motivations. La question est de regarder le monstre et de le faire parler. Ce truc qui pourrit à l’intérieur, pourquoi vouloir le faire taire ? Pourquoi ne pas l’écouter ?

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Un autre groupe de rap incarne pour vous ce matériau barbare : PNL.

PNL m’a permis d’apprendre quelque chose : ils créent pour la famille, c’est-à-dire pour des gens qui comprendront leurs références codées. Même leur nom de groupe est un trait de génie : Peace and Lovés (lovés du gitan «monnaie», «argent», ndlr). Dans ce monde référentiel, ils délimitent une frontière, occupent un territoire, où, à l’intérieur, ils font ce qu’ils veulent. Etre un homme issu de l’immigration, il n’y a rien de pire, il n’y a pas d’issue. Eux, PNL, n’ont pas fait ces réflexions d’intello autour de leur condition, mais ils ont quelque chose à faire avec la virilité et la vulnérabilité. Ces gars-là pleurent et disent des choses sensibles, tout en ne perdant pas leur street cred. Comment ? En faisant du rap dans un espace protégé. C’est un geste émancipateur qui libère. Ils jouent avec leurs trésors, tout en les protégeant.

Libération


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