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Didier Fassin, né le 30 août 1955, est un anthropologue, sociologue et médecin français. Il est professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Fin 2019, il est élu au Collège de France dans une chaire annuelle consacrée à la santé publique.


[…]

Mouvements : Dans ton travail ethnographique, tu montres que la population carcérale est façonnée par les déterminismes sociaux et ethno-raciaux agissant sur la chaîne pénale et, en amont, sur le travail policier. Comment as-tu réussi à estimer la proportion de détenu.es d’origine maghrébine et africaine sans en rester à une approche phénoménologique ?

9Didier Fassin. : La surreprésentation des minorités ethnoraciales dans les prisons est ce qu’on peut appeler un secret public, c’est-à-dire un fait que tout le monde connaît mais dont personne ne parle. Il n’existe du reste aucune donnée pour l’établir, puisque l’enregistrement des données ethnoraciales est prohibé. Les raisons de cette prohibition sont faciles à comprendre. D’une manière générale, identifier les personnes en fonction de leur origine ou de leur couleur risque de contribuer à essentialiser des catégories ethniques ou raciales et donc à renforcer la croyance qu’elles existent réellement. De façon plus spécifique, s’agissant de la prison, montrer une surreprésentation de ces minorités expose au danger d’une instrumentalisation de ces chiffres par les partis populistes qui concluraient hâtivement à une plus grande criminalité de ces populations. Tout en considérant ces deux objections comme sérieuses, il m’a semblé important d’établir une objectivation statistique du phénomène et d’en analyser les raisons afin de fournir des éléments pour le débat public. Le silence n’a servi, jusqu’à présent, qu’à laisser se développer une injustice double qui consiste à punir plus sévèrement certaines populations et à interdire d’en parler.

10Au terme des quatre années qu’a duré mon enquête dans une maison d’arrêt, j’ai donc voulu mesurer la distribution ethnoraciale de l’incarcération en m’appuyant sur les données disponibles localement, à savoir le patronyme, la nationalité et la photographie. Le résultat est édifiant : 77 % des personnes détenues appartiennent à des minorités ethniques, se répartissant en 35 % d’hommes noirs, 32 % d’hommes arabes et 5 % de Roms, en se limitant aux minorités les plus représentées. Pour ce qui est des deux premiers groupes, 84 % d’entre eux étaient français. Dans la mesure où ces chiffres pouvaient correspondre à une situation très singulière de l’établissement dans lequel j’avais mené ma recherche, j’ai utilisé divers proxys pour en comparer la population avec la démographie carcérale en France. En termes de nationalité et plus spécifiquement d’origine maghrébine ou subsaharienne, les proportions sont très proches dans la maison d’arrêt où j’ai travaillé et au niveau national. Il est donc probable que les données que j’ai établies – avec plus de deux tiers d’hommes noirs et arabes dans la population carcérale – reflètent une situation générale.

11Cet impressionnant constat appelle trois précautions interprétatives. Premièrement, parler de catégories ethnoraciales ne signifie pas en entériner la réalité, mais simplement constater qu’elles fonctionnent dans la société française comme des indicateurs d’identification et, souvent, de discrimination des personnes. Deuxièmement, souligner les disparités de la distribution ethnoraciale ne revient pas à en sous-estimer la dimension socioéconomique […]

Au sein de la population carcérale, il arrive que des tensions se produisent, mais elles sont plus souvent de type territorial (entre individu.e.s originaires de quartiers ou de villes entre lesquels des conflits existent à l’extérieur) qu’ethnoracial, même si certain.e.s détenu.e.s blanc.he.s souffrent parfois d’être devenus une minorité en maison d’arrêt. En somme, on peut dire que la prison reflète l’ordinaire des discriminations raciales et du racisme dans la société en général bien plus que dans l’univers carcéral.

14M. : La thématique de la sur-incarcération et ses liens avec les questions sociales et raciales a été très largement développée dans les travaux américains, de Bruce Western à Michelle Alexander en passant par Loïc Wacquant. Les Afro-Américain.e.s cumulent les facteurs de surexposition à la prison : conditions sociales d’existence, surveillance racialement ciblée de la police et sur-pénalisation par la justice doublée d’une incarcération plus fréquente et plus longue, la liste est longue des biais raciaux dans le système policier, pénal et carcéral américain. Jusqu’à quel point peut-on faire un parallèle avec cette situation en France pour les minorités ethno-raciales ?

15D.F. : Sur le plan statistique, le parallèle entre les deux pays se justifie en termes relatifs plus qu’en valeurs absolues. En effet, la proportion de personnes noires et arabes dans les prisons françaises semble du même ordre de grandeur que la proportion de détenu.e.s afro-américain.e.s et latino-américain.e.s dans les prisons états-uniennes, mais le taux d’incarcération est sept fois plus élevé aux États-Unis qu’en France et un homme afro-américain qui n’a pas terminé ses études secondaires a deux chances sur trois de se retrouver un jour en prison. On pourrait dire en simplifiant que le système punitif est aussi discriminant dans les deux pays mais qu’il est considérablement plus sévère outre-Atlantique. Cette différence de degré traduit des réalités historiques et sociales bien distinctes et a des conséquences sans commune mesure. D’une part, les États-Unis sont marqués par l’héritage de la traite et de l’esclavage, puis de la discrimination raciale avec les lois Jim Crow, enfin du mouvement des droits civiques avec le retour de bâton répressif de l’incarcération de masse, tandis que la situation française garde la trace de son passé colonial et de ses suites migratoires, puisque les minorités représentées en prison sont pour l’essentiel issues des anciennes colonies […]

cairn.info (archive)

Chiffres 2021 pour les détenus étrangers:

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