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Deux grandes visions conjecturales de l’homme et de la société continuent à s’affronter dans notre culture depuis le XIXe siècle. La vision antagoniste présuppose que les principaux mobiles de l’être humain sont ses intérêts individuels ou les intérêts du groupe délimité auquel il s’identifie: chacun est mû par le désir d’acquérir le pouvoir, les richesses matérielles et la reconnaissance sociale. Par conséquent, la vie collective est un combat perpétuel que les individus et les groupes se livrent pour l’appropriation exclusive de ces biens rares. Toute société se divise en deux catégories: d’un côté, les privilégiés, détenteurs de la part léonine des biens dont ils gardent jalousement le monopole ; de l’autre, les victimes spoliées par les possesseurs des apanages. La répartition inégale des biens est une injustice à laquelle les dépossédés doivent mettre un terme, à travers des luttes qu’ils engagent légitimement contre les dominants.

À l’opposé de cette vision antagoniste, la vision solidariste suppose que l’être humain, loin d’être toujours guidé par ses intérêts utilitaristes, tend à ordonner ses actions selon un idéal guidé par la raison. L’aspiration à l’égalité est assurément légitime, mais il est vain de rêver à une égalité inconditionnelle, car seules sont injustes les inégalités imméritées. Les revendications individuelles doivent céder devant l’intérêt collectif, lequel exige une rétribution proportionnelle à la diversité des contributions individuelles que chacun apporte au bien commun. Et puisque ces contributions dépendent des capacités inégales qui ouvrent le droit à des rétributions différenciées, l’inégalité sera toujours une partie intégrante de la vie sociale dont la bonne marche serait impossible s’il n’y avait pas de prime aux capacités. L’abolition de toutes les inégalités sociales ne rendrait pas la société plus juste: elle abrogerait dans le même geste et la justice et la société. En dépit des différences qui séparent les catégories sociales, chacune doit collaborer avec les autres à la bonne marche de la société dont elles sont toutes des organes complémentaires et également indispensables. À la place de la société de luttes, où les rapports de force mouvants créent arbitrairement les droits et les privilèges exclusifs des plus forts, les solidaristes aspirent à une société fondée sur les obligations morales dont la puissance favoriserait le sens du devoir, le dévouement désintéressé et le sacrifice de soi. L’horizon de l’histoire, ici, n’est pas l’«émancipation» illimitée de tous: c’est un long chemin, jamais parcouru jusqu’à son terme, qui conduit entre les périls du misonéisme conservateur tenant l’ordre établi pour le seul ordre possible, et l’intempérance révolutionnaire convaincue que toute transformation désirable sera réalisable.

(…)

Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, la théorie de Karl Marx était l’expression exemplaire de la vision antagoniste du monde, alors que la sociologie d’Émile Durkheim offrait un modèle de la vision solidariste. La rupture entre ces deux visions ne correspondait nullement à la séparation politique entre la gauche et la droite. (…) Dominante dans le monde universitaire français sous la Troisième République, la vision solidariste fut battue en brèche dans l’après-guerre, à la faveur de la grande vogue du philosoviétisme marxiste. Après les engouements passagers mais fervents pour le stalinisme, puis pour le maoïsme, vint la riche période des théories post-marxistes. Éloignées en apparence du dogme démodé, ces théories reprenaient plusieurs axiomes du marxisme, tout en les modifiant et les complétant. Ce fut le cas du système historico-philosophique de Michel Foucault, avec son intérêt soutenu pour le pouvoir, le contrôle et l’oppression, comme de la sociologie de Pierre Bourdieu, où la lutte des classes passait du plan économique au plan symbolique.

Les études décoloniales se sont épanouies sur ce terreau. Ainsi que dans toutes les conceptions antagonistes, l’être humain imaginé par les décolonialistes cherche à satisfaire ses intérêts en tant que porteur d’une identité sectorielle, membre d’une catégorie séparée de la nation: groupe ethnique, racial, religieux, sexuel ou «genré». La société est par définition oppressive, car elle se divise en privilégiés qui monopolisent le pouvoir, et en dominés victimaires, soumis à l’hégémonie des dominants. À la dictature des capitalistes se substitue dorénavant la dictature des mâles blancs «cis-genre», détenteurs du capital culturel acquis dans les écoles qui favorisent indûment la connaissance du latin et la lecture de la Princesse de Clèves, pour mieux accabler ceux qui excellent dans l’art du slam. L’objectif des études décoloniales est clairement formulé par ses leaders: il s’agit d’inverser les rapports de domination dans la société française et d’imposer à l’ensemble de la société française une nouvelle hégémonie culturelle, idéologique et morale.

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