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Par Romain Huret, directeur d’études à l’EHESS, historien des États-Unis

[…] Depuis quarante ans, le nombre de célibataires n’a cessé d’augmenter. En France comme aux États-Unis, ils sont les principales victimes des vulnérabilités contemporaines […] Depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes, la figure du célibataire hante les nombreuses interprétations, souvent hâtives, mais évoquant toujours la part spécifique des hommes et des femmes non mariés. Avec humour, certains ont même créé des sites de rencontre pour gilets jaunes à la recherche du grand amour ; avec lucidité, d’autres ont rappelé l’importance de la convivialité militante pour des personnes souvent isolées.

Mais leur présence sur les ronds-points doit moins à la bagatelle qu’à la détérioration continue de leur situation sociale et professionnelle. Femmes isolées, mères célibataires, hommes vivant seuls, personnes souffrant de handicap ont souvent en commun non seulement une participation importante au mouvement, mais également un statut matrimonial similaire. Les données démographiques, collectées par certains chercheurs en sciences sociales dans des enquêtes en cours de publication, fixent un âge moyen aux alentours de 47 ans, et beaucoup, parmi les gilets jaunes,ne sont pas mariés. Sous réserve d’études ultérieures, nous sommes donc en présence de célibataires presque «définitifs» pour employer la catégorisation des démographes.

Les difficultés sociales, professionnelles et politiques de cette tranche d’âge ne sont pas seulement françaises. Dans une analyse importante sur ce qu’ils appellent les «morts de désespoir» (deaths of despair) aux États-Unis, les économistes de l’université Princeton Anne Case et Angus Deaton ont bien montré une dégradation d’indicateurs sociaux identique pour les hommes et les femmes dont l’âge est compris entre 40 et 55 ans, et parmi eux, une fois de plus, un nombre élevé de célibataires. Comme ils l’observent, leur taux de mortalité est en hausse continue depuis trente ans.

Dans les cas français, des travaux plus anciens sur la pauvreté et les inégalités ont également mis l’accent sur la grande précarisation des célibataires, avec ou sans enfants.  […]

Si le grand débat doit ouvrir une réflexion sur notre société et ses transformations les plus récentes, ne pas prendre en compte la catégorie spécifique et englobante des célibataires serait une erreur. Il ne s’agit pas de revenir à l’injonction conservatrice au mariage, mais plutôt de réfléchir à la force de l’ordre matrimonial et à son inadéquation avec les nouvelles configurations sociales. Repenser les dispositifs sociaux, professionnels, fiscaux et symboliques qui ont toujours relégué les célibataires à une place subalterne au profit des populations mariées serait un bon début pour poser les bases d’une société plus égalitaire.

Romain Huret achève un ouvrage provisoirement intitulé les Oubliés de la Saint-Valentin. Célibataires, ordre social et inégalités aux Etats-Unis (XXe-XXIe siècles) à paraître en France et aux États-Unis.

Libération

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