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Il réussit, pour la fondation qu’il a créée, à réunir sur scène le meilleur groupe de rap sénégalais, un prodige du luth tunisien et un ancien metteur en scène de la Fête des vignerons. Il est un Suisse du Sénégal qui passe sa vie à mettre les mondes en lien

Il arrive très en avance, avec une valise à roulettes qu’il tire dans la gare remplie d’affichettes pour son concert, un long manteau carrelé et une écharpe qu’il dépose soigneusement sur la banquette. «Mon grand-père était élégant, il portait déjà le trois-pièces. Mon père aussi s’habillait.» Longtemps après l’entretien, il vous renvoie un message pour vous demander conseil: «Navré de déranger encore. Mais pour la photo, le mieux, ce serait grand boubou ou costume? Merci de me répondre.» […]

Alioune Diop est une figure locale, un bourgeois montreusien, celui qui fait tourner les courroies entre l’ici et l’ailleurs. Quand Emmanuel Gétaz décide en 2007 de produire un documentaire sur Youssou N’Dour, Retour à Gorée, il l’engage pour aller convaincre avec lui l’artiste à Dakar. «Franchement, avant de venir en Suisse, je ne connaissais pas grand-chose à la musique. J’ai appris au contact de Gétaz, grâce aux festivals de Cully, de Montreux. C’est comme si j’avais exploré une partie de l’Afrique en venant jusqu’ici.»

L’obsession de la route est comme inscrite en lui. «Mon grand-père, que je n’ai pas connu, était marin.» Diop naît à Thiès, dans un pays sec à l’est de Dakar, cinq ans après l’indépendance de son pays. Ils sont neuf enfants à la maison et son père, géomètre, arrive à la retraite. «J’étais l’aîné. Je devais assurer, j’ai décidé d’entrer à l’armée. Je n’ai jamais autant souffert de ma vie.» A la marine, on le jette à l’eau sans gilet pour qu’il apprenne à nager. Sitôt son diplôme de manœuvrier en poche, Diop rejoint la marine marchande. «Je voulais voir le monde. Je pilotais des cargos vers Lisbonne, j’ai adoré cette vie

Mais il y a chez lui un désir irrépressible d’avancer plus loin. Un jour, en cale sèche au Portugal, il décide d’aller voir Paris. «Je n’avais pas de papiers. Les autorités portuaires gardaient nos passeports.» Il traverse des barbelés – les cicatrices sur son bras droit en témoignent encore –, débarque en France, puis en Italie, puis en Suisse.

C’est là qu’il rencontre Catherine, une libraire aux longs cheveux blond vénitien qui, quand elle sourit, plisse les yeux. «C’était après Noël. On m’a demandé de l’aider pour son déménagement. Elle allait vivre à Montreux.» Quelques jours plus tard, sans titre de séjour, Diop est expulsé de Suisse, via Cointrin, menottes aux poignets. L’histoire aurait pu s’arrêter net. Mais Catherine l’appelle, lui annonce qu’elle vient le chercher; ils se marient à Thiès. «Je n’ai rien vu passer. C’est ma femme qui a tout décidé. Elle a une force invraisemblable

Alioune Diop dégotte alors un emploi temporaire à l’Auditorium Stravinski de Montreux; forcément, il y tient l’accueil. Il y a chez lui une capacité d’entregent hors du commun, une façon de relier qui n’est pas celle du bonimenteur mais de l’artiste. En quelques mois, il devient l’ami de Julian Cook, le fondateur de la compagnie Flybaboo, d’Emmanuel Gétaz, alors le numéro deux du Montreux Jazz, mais aussi d’un médecin chef de la Clinique La Prairie où sa mère est soignée «comme une princesse».

«Montreux m’a tout donné. J’y ai rencontré le monde. J’ai été élu à la municipalité. Le racisme? Cela ne m’intéresse pas. Un jour, un député UDC a refusé de me serrer la main. Je m’en fiche complètement. Est-ce lui qui paie mes factures?» C’est l’aéroport de Genève qui paie ses factures. Par un retournement formidable du destin, Diop, qui a un jour traversé menotté ce tarmac, aide désormais les voyageurs handicapés à traverser facilement la frontière. […]

Le Temps

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