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Le 16 avril 2018, le Service fédéral de supervision des communications, des technologies de l’information et des médias de masse (Roskomnadzor, Роскомнадзор) a décidé de bloquer l’application de messagerie chiffrée Telegram, créée par les frères Durov, aussi fondateurs du réseau social VK, et qui compte 200 millions d’utilisateurs répartis dans les monde entier. En effet, les développeurs avaient refusé de fournir au Service fédéral les clefs de chiffrement assurant la sécurité des conversations et un tribunal russe a finalement permis d’interdire l’application. Les moyens déployés par le Roskomnadzor ont été important puisque le service a été jusque bloquer des adresses IP appartenant à Google ou Amazon et qui sont liés aux services de Telegram. Des milliers d’autres adresses IP de particuliers ou de petites entreprises sans lien avec la messagerie ont aussi été bloquées.

Afin d’expliquer cette interdiction et de la replacer dans le contexte plus large de la liberté d’Internet en Russie, le journaliste de Slate Aaron Mak a interviewé Tanya Lokot, un professeur adjoint de l’Université de Dublin qui étudie tout particulièrement les médias numériques et la liberté d’Internet en Russie.

Aaron Mak : Quel rôle Telegram jouait-il en Russie avant l’interdiction ?

Tanya Lokot : Ce n’est pas la plateforme de médias sociaux la plus populaire : elle n’a pas autant d’utilisateurs que Facebook ou WhatsApp. Mais c’était une messagerie dont l’équipe et les développeurs avaient une histoire avec la Russie, et qui, lors du développement, avaient mis en avant le fait que leur application étaient faite pour la Russie. Il s’agissait pour beaucoup d’un espace alternatif de débat et de discours. (…) L’actualité y était discutée. Ce réseau avait un rôle d’espace politique de qualité, utilisé largement grâce à la pub que l’entreprise faisait de son système de chiffrement de bout-en-bout.

(…)

Qu’elles soient ou non persécutées, de nombreuses personnes appréciaient d’utiliser Telegram pour atteindre leur public. Certains média indépendants disposaient de leur propres canaux (…). Ce réseau, peut-être du fait de sa meilleure sécurité, était plus politisé que VK ou Facebook en Russie.

Quelle est l’influence sur Internet du Roskomnadzor en Russie ?

(…) Ce service qui fait partie de l’appareil d’État est couramment appelé le chien de garde des média, car ils surveillent l’ensemble des télécommunications. (…) Ce qui est intéressant est qu’ils ne détiennent pas le pouvoir de bloquer par eux-mêmes les contenus (…), mais ils contrôlent la liste noire. Ce sont eux qui décident qui y est inscrit, comme c’est actuellement le cas. (…) Tous les fournisseurs d’accès Internet en Russie se mettent régulièrement à jour en prenant leur liste en compte.

De nombreuses plaintes existent contre ce Roskomnadzor du fait de ses nombreux blocages arbitraires. Son pouvoir n’effraie pas grand monde, mais plutôt son incompétence. Ici, par exemple, des milliers voire des millions de sites web n’ayant absolument rien à voir avec Telegram. (…)

Cette décision de bloquer Telegram vous a-t-elle surpris ?

Non, car ils s’y préparaient depuis un bon moment. Ce n’est pas comme si ils en étaient à leur coup d’essai. Ils ont déjà bloqué Linkedin, accusé de ne pas respecter une loi (…) exigeant que les entreprises ayant des utilisateurs russes conservent ces données sur des serveurs en Russie, ce que Linkedin a refusé (…).

Les Russes non plus n’étaient pas surpris. Ils y étaient en fait préparé. Et il n’est pas surprenant que Telegram ait été choisi comme bouc émissaire, quand on songe aux relations peu cordiales de Pavel Durov son fondateur avec le Kremlin.

Ce qui inquiète en revanche est que la décision a frappé non seulement Telegram mais de nombreuses autres entreprises chiffrant leurs données (…). Le Roskomnadzvor a été prêt à aller aussi loin que de fermer la moitié de l’Internet russe quitte à perturber (…) de nombreuses entreprises russes. C’est cela qui me surprend plus que tout.

Quel recours pour les entreprises frappées à tort ?

Le Roskomnadzor travaille là-dessus en ce moment je pense. C’est d’ailleurs assez amusant, car le service niait que leurs actions aient perturbé d’autres services. Ils ont mis en place une ligne directe pour les plaintes d’entreprises ou de particuliers estimant avoir été bloqué par la décision.

Ils travaillent à mon avis à réduire la taille de leur liste noire qui compte actuellement 18 millions d’IP. Elle en comptait 20 millions quelque jour. Le 19 avril, le Roskomnadzor s’est réuni avec les plus grands fournisseurs d’accès Internet pour discuter des suites à donner, mais sans parvenir à un consensus. Ils ne savent pas comment faire pour bloquer sans empêcher les gens de travailler. (…)

Les organisations de défense des droits des utilisateurs sur Internet ou des droits de l’Homme prévoient en outre de faire appel de la décision devant les tribunaux, le ministère de l’Intérieur ou la CEDH [NdFDS : reconnue par la Russie] (…). Un conseiller de Poutine spécialisé sur les questions liées à Internet, German Klimenko a d’ailleurs critiqué la décision et estimé que le Roskomnadzor devrait s’excuser auprès des entreprises lésées. Il n’y a que quelques mots pour rembourses ces entreprises, mais pas d’action, et pas d’annonce d’un plan pour avancer.

Quelle réponse mettent en place les associations de défense des droits de l’Homme ou des droits de l’Internet en Russie ?

Ils peuvent prendre des actions concrètes. Deux associations, RosKomSvoboda et Agora, ont représenté Telegram devant les tribunaux et leurs avocats ont dit qu’ils porteraient cette affaire devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Ils devront d’abord passer par plusieurs niveaux d’appel : les tribunaux russes, puis, si la Cour Suprême Russe n’annule par l’interdiction, la CEDH.

Ils invitent en outre à se plaindre collectivement auprès du ministère de l’Intérieur (…). Enfin ils demandent aux Russes d’installer des outils les aidant à vérifier ce qui est ou non bloqué.

Ils sont certains que la CEDH montrera que cette interdiction n’était pas légale. Il resterait alors à voir ce que la Russie fera en réponse à une décision judiciaire qui renverserait cette interdiction, mais aussi et surtout une des dispositions clefs de la législation antiterroriste qui vient d’être adoptée, et qui prévoie le partage par les entreprises de leurs clefs de chiffrement. (…)

Quel effet aura cette interdiction sur la protection de la vie privée en ligne en Russie ?

Cette décision menace d’autres plateformes similairement chiffrées de bout-en-bout : Facebook Messenger, Whatsapp… (…) Le cas Telegram crée un précédent.

(…) Cela signifierait qu’il resterait peu d’espace en ligne préservant la confidentialité des communications des utilisateurs russes sur Internet. C’est en fin de compte cela le danger : une menace non pas pour une simple plateforme, mais pour le principe même des communications chiffrées.

Slate (Traduction FDS)

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