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Grand marcheur de rue, le Jamaïcain Garnette Cadogan raconte les stratégies qu’il doit sans cesse déployer pour se protéger des passants comme des policiers américains.

Mon amour de la marche m’est venu dès l’enfance, par nécessité. (…) Dans les années 1980, les rues de Kingston, en Jamaïque, pouvaient être terrifiantes. Vous risquiez, par exemple, de vous faire tuer par l’homme de main d’un parti politique s’il s’était mis en tête que vous veniez du mauvais quartier, ou si vous portiez la mauvaise couleur. L’orange montrait l’appartenance à l’un des deux partis, le vert à l’autre : il fallait bien choisir votre tenue si vous étiez neutre et que vous vous aventuriez loin de chez vous. Porter la mauvaise couleur dans le mauvais quartier pouvait signer votre arrêt de mort. Pas étonnant, donc, que mes amis et les rares passants nocturnes aient pensé, à l’époque, que mes longues balades à point d’heure à travers des faubourgs rivaux étaient une pure folie.

J’ai quitté la Jamaïque en 1996 pour suivre des études supérieures à La Nouvelle-Orléans, dont j’avais entendu dire qu’elle était « la ville caribéenne la plus au nord du continent ». (…) Dès le premier jour, j’ai marché quelques heures. Des membres de l’université, lorsqu’ils l’ont su, m’ont conseillé de me cantonner aux zones jugées sûres pour les touristes et les parents d’étudiants en visite et j’ai ignoré ces mises en garde bien intentionnées. Ces criminels américains n’étaient rien à côté de ceux de ma cité natale, avais-je décidé. Pour moi, ils ne présentaient pas une réelle menace.

(…) Au bout de quelques jours, j’ai remarqué que ma présence semblait inquiéter les passants : certains changeaient de trottoir après m’avoir lancé un regard méfiant, d’autres accéléraient soudain quand ils me voyaient marcher derrière eux ; des vieilles dames blanches se cramponnaient à leur sac à main, des garçons blancs me saluaient nerveusement, comme pour se rassurer : « Ça va, mec ? » Un jour, moins d’un mois après mon arrivée, j’ai voulu aider un homme dont le fauteuil roulant s’était bloqué au milieu d’un passage piéton ; il m’a menacé de me tirer une balle en pleine figure, puis a demandé de l’aide à un passant blanc.

Rien ne m’avait préparé à cela. Je venais d’un pays à grande majorité noire, où personne ne se méfiait de moi à cause de la couleur de ma peau. Là, j’en venais à me demander qui n’avait pas peur de moi. Le comportement de la police, surtout, me déconcertait : régulièrement, les flics m’interpellaient brutalement et leurs questions montraient qu’ils me croyaient coupable. Je n’avais jamais reçu ce que nombre de mes amis africains-américains appellent « le Topo » : mes parents ne m’avaient pas expliqué comment me conduire en face d’un policier – me montrer aussi poli et aimable que possible, quels que soient ses paroles ou ses actes. (…) Ces tactiques d’autopréservation commençaient bien avant que je ne quitte ma chambre. En sortant de la douche, j’avais déjà la police en tête quand je choisissais ma tenue. Puisqu’on s’intéressait tant à mon identité, je tâchais de donner l’image d’un étudiant de l’Ivy League mais l’ensemble jean et tee-shirt blanc, ce grand classique américain, m’était interdit si je voulais garder ma liberté de mouvement : trop de policiers y voyaient l’uniforme des délinquants noirs.

Dans cette ville aux rues exubérantes, la marche s’est révélée un exercice à la planification complexe et souvent oppressante. Si une femme blanche arrivait dans ma direction la nuit tombée, je changeais de trottoir pour la rassurer. Si j’avais oublié quelque chose dans ma chambre, avant de rebrousser chemin, je m’assurais que personne ne marchait derrière moi pour ne pas provoquer un sursaut affolé.

La règle absolue, c’était de garder mes distances avec ceux qui pourraient me juger dangereux, sous peine de me mettre moi-même en danger. Soudain, La Nouvelle-Orléans semblait bien plus inquiétante que Kingston. Les trottoirs étaient des champs de mines, la moindre hésitation, chaque précaution compromettait ma dignité. Malgré tous mes efforts, je ne me sentais jamais en sécurité. Un simple hochement de tête était suspect.

(…) Je suis parti à New York, prêt à me perdre dans « les foules de Manhattan et sa musique aux refrains sauvages » que chantait Walt Whitman. (…) Un soir, dans l’East Village, alors que je me hâtais de rejoindre un dîner, un homme blanc qui marchait devant moi s’est soudain retourné et m’a frappé au torse si brutalement que j’ai cru que mes côtes s’étaient enroulées autour de ma colonne vertébrale. J’ai d’abord cru qu’il était saoul ou qu’il m’avait confondu avec un de ses ennemis, avant de comprendre que, vu ma race, il avait simplement pensé que je lui courais après avec des intentions criminelles. Lorsqu’il s’est rendu compte qu’il s’était trompé, il m’a dit que sa réaction était de ma faute, puisque je courais derrière lui.

Si j’ai réussi à voir dans cet incident une aberration, la méfiance mutuelle entre la police et moi était impossible à relativiser. C’était quelque chose de primaire. Une patrouille arrivait sur le quai du métro ; je les remarquais tout de suite (et je voyais tous les autres hommes noirs prendre note de leur présence, alors que personne d’autre ou presque n’y prêtait attention). Ils balayaient le quai du regard. Je sentais la nervosité monter en moi et je risquais un coup d’œil furtif. Ils m’observaient avec insistance. Mon inconfort grandissait. Je soutenais leur regard, craignant de leur sembler suspect. Mon attitude renforçait leur suspicion. Cet échange tacite et tendu se poursuivait jusqu’à ce que la rame arrive, nous séparant enfin. Ne jamais courir, surtout la nuit. Pas de mouvements brusques, pas de capuchon sur la tête, pas d’objet à la main, surtout brillant. Ne jamais attendre des amis à un coin de rue, au risque d’être pris pour un dealer. Mais à mesure que je me sentais plus en confiance, le respect de ces consignes s’est relâché. Jusqu’à ce qu’une rencontre nocturne m’y ramène brutalement.

Après un bon dîner dans un restaurant italien en compagnie d’amis, je courais vers la station de métro Columbus Circle, en retard pour rejoindre un autre groupe d’amis à un concert, quand j’ai entendu crier. Levant les yeux, j’ai vu un policier avancer vers moi, arme au poing. « Contre la voiture ! » En un rien de temps, j’ai été entouré par une demi-douzaine de flics. Ils m’ont poussé sans ménagement contre le capot en me menottant. « Pourquoi tu courais ? », « Où tu allais ? », « D’où tu viens ? », « J’ai dit : où tu courais comme ça ? »… Comme je ne pouvais pas répondre à tous, j’ai décidé de m’adresser d’abord à celui qui semblait le plus disposé à me frapper. Pris dans cet essaim agressif, j’essayais de me concentrer sur un seul d’entre eux sans pour autant fâcher ses collègues.

Ça n’a pas marché. Furieux de voir que je ne tenais compte que d’une question, les autres se sont mis à me hurler dessus. Fouillant mes poches, que j’avais pourtant déjà vidées, l’un d’eux m’a demandé si j’avais une arme sur moi, ce qui sonnait plus comme une accusation que comme une interrogation. Un autre me demandait sans cesse d’où je venais, comme si au bout de la quinzième fois je finirais par avouer ce qu’il imaginait être la vérité. Je répétais calmement – c’est-à-dire en essayant de ne tenir compte ni de mon cœur affolé ni des postillons dont ils me couvraient le visage en vociférant – que je venais de quitter mes amis à deux pâtés de maisons de là, qu’ils étaient encore au restaurant et pourraient se porter garants de moi, que les textos m’invitant au concert où je me rendais étaient toujours dans mon téléphone, oui Monsieur, oui officier, bien sûr officier, mais cela n’a servi à rien. (…) Un témoin noir posant une question ou protestant poliment a toutes les chances de se retrouver en prison aux côtés du prétendu suspect. Pour se sortir de ce genre d’incident, la déférence envers la police est une condition sine qua non.

Affirmer sa dignité devant la police, pour un Noir, c’est encourir des violences. Les forces de l’ordre n’ont pas de considération pour la dignité des Noirs, et c’est pourquoi je me suis toujours senti plus en sécurité quand j’étais arrêté devant des témoins blancs plutôt que devant des Noirs : les flics se soucient peu du témoignage ou des protestations de spectateurs noirs, tandis que les objections de Blancs ont généralement plus d’effet sur eux. (…)

Mais cela signifie également que j’en suis encore à tenter de vivre dans une ville qui n’est pas tout à fait la mienne. Nous sommes « chez nous » là où nous pouvons vraiment être nous-mêmes.

(…) Le Monde

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