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Aujourd’hui, l’Europe semble s’accorder sur l’idée que la réduction du temps de travail serait néfaste à l’économie. L’Allemagne, leader économique de la zone euro, est souvent érigée en modèle. Pourtant, une certaine tranche de la population allemande semble vouloir s’orienter vers un autre modèle. Loin du cliché de l’Allemand travailleur, celle-ci exprime un désir croissant de faire plus de place à sa vie privée.

Gagner moins pour travailler moins

En Allemagne, 40% des employés seraient prêts à renoncer à une partie de leur salaire s’ils pouvaient en échange réduire leur journée de travail. Ce désir est particulièrement vif chez les cadres, dont le salaire est suffisant pour rêver à du temps libre. Plus de 60% se disent prêts à échanger de l’argent contre du temps. C’est ce que montre un sondage du cabinet de recrutement Rochus Mummert(1), basé sur plus de 1000 entretiens. Ce chiffre des 60% est révélateur d’une population qui commence à véritablement prendre conscience que l’argent ne fait pas le bonheur ; que le temps est tout aussi précieux, voire plus. Une prise de conscience qui correspond à une nouvelle tendance importante, et qui porte des noms: on parle de « life-work-balance », de « downshifting » et de « génération Y ».

Le premier terme est simple: c’est le refus de sacrifier sa vie privée au travail et à la carrière, le refus du « métro-boulot-dodo ». Garder l’équilibre entre la vie et le travail, entre le temps pour soi et le temps professionnel. Le « downshifting », notion apparue aux Etats-Unis dans les années ’90, rejoint et élargit cette idée ; l’idée de ralentir son rythme professionnel, de réduire les engagements et de profiter plus, et, au fond, de rechercher une vie plus accomplie. Certains vont même jusqu’à prendre une année sabbatique ou démissionner(2).

La génération Y, née dans les années ’80, est imprégnée de ces nouvelles tendances. Elle a des exigences différentes, incongrues, et qui étonnent les employeurs : ne pas être surchargé de travail, avoir du temps pour sa vie privée, plus de vacances, un congé paternel,… Et puisque les entreprises allemandes souffrent partiellement d’un manque de main d’oeuvre qualifiée, notamment d’ingénieurs, un nombre croissant de jeunes diplômés se permet d’être plus exigent.

Quand il faut choisir entre carrière et enfant(s)

Vient le jour où cette génération Y veut avoir des enfants. Là encore, la journée de travail paraît trop longue, l’engagement professionnel trop important. La conséquence de ce sentiment est assez simple: les Allemands font de moins en moins d’enfants. La RFA, le pays avec la plus forte croissance économique dans l’Union européenne, affiche l’une des croissances démographiques les plus faibles, avec 1,36 enfants par femme(3).

Un déséquilibre démographique qui commence à représenter un véritable problème financier : notre voisin outre-rhin compte de plus en plus de retraités, qui ne contribuent pas au paiement des charges sociales; le nombre de personnes physiquement dépendantes y atteint aujourd’hui 2,5 millions(4), et il pourrait doubler d’ici 2050. Le gouvernement pensait pourtant avoir trouvé la solution pour inciter ses citoyens et citoyennes à faire plus de bébés: il a massivement accru les possibilités de faire garder les enfants, laissant ainsi aux femmes le temps d’aller travailler et faire carrière. Ainsi, en 2007, le gouvernement Merkel a décidé d’élargir le nombre de place de crèches à 750.000(5).

D’autre part, la RFA a introduit l’école à plein temps alors qu’auparavant, l’école s’arrêtait vers 13h. Autant de mesures qui devaient enfin permettre aux femmes de faire à la fois carrière et des enfants. Mais la mesure n’a pas conduit à un franc succès. Le nombre de bébés reste toujours loin des espérances. Il semblerait que les Allemands ne veuillent pas se contenter de ces nouvelles infrastructures. Ils veulent voir grandir leurs enfants, s’en occuper eux-mêmes ; ne pas laisser les crèches, les jardins d’enfant et les collèges élever leur progéniture à leur place. Sur ce point, nos voisins outre-rhin sont toujours assez conservateurs : mettre son enfant à la crèche y est ainsi toujours plutôt mal vu.

Faire carrière à temps partiel ?

La majorité des actifs allemands ont le sentiment de ne pas passer assez de temps avec leur famille. Il faudrait alors trouver une solution alternative : renoncer à une partie de son salaire pour pouvoir raccourcir sa semaine de travail, avoir plus de temps pour sa famille.

De nombreuses femmes allemandes choisissent de passer à un demi ou trois-quart de temps lorsqu’elles ont des enfants. Or, cette solution se révèle souvent être un piège(6) : elles ont des tâches moins intéressantes, moins de responsabilités. Et quand bien même voudraient-elles de nouveau un plein temps, elles ne retrouveraient plus de poste aussi prestigieux.

La solution ne serait donc pas tellement d’augmenter, voire de généraliser le temps partiel, mais de l’appliquer au niveau des cadres et des postes de direction. Augmenter le seuil de tolérance envers ceux qui demandent un poste à temps partiel, cesser de considérer ceux qui ne sont pas disponibles à plein temps comme manquant de sérieux, d’ambition ou d’investissement.

Les attentes des employeurs doivent changer, la culture des entreprises se modifier. Si notre société veut permettre à ses citoyens et citoyennes de concilier carrière et vie privée, les tendances devraient s’inverser: non pas travailler plus pour gagner plus, mais gagner (un peu) moins pour travailler moins.

C’est en tout cas ce que conseille Andreas Boes, membre de l’équipe dirigeante de l’Institut de recherche sociologique à Munich: « Il faudrait commencer par rendre normal pour un cadre de travailler à temps partiel. Ainsi, vous démystifiez le temps partiel, vous donnez la preuve manifeste qu’un travail de direction ne requiert pas une présence permanente. Ce serait une façon d’engager un processus de modernisation pour le système entrepreneurial tout entier. »(7)

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Pour aller plus loin :

[1] « Work hard, play hard« : l’excellent documentaire de Carmen Losmann (2012)

[2] « Made in Germany: le modèle allemand au-delà des mythes« , un livre et une analyse fine de la société allemande par Guillaume Duval (2013)

Notes :

  1. « Zeit statt Geld« , FAZ 15.11.2013
  2. « Downshifting: Weniger Arbeit, mehr Leben« , Simone Utler, Der Spiegel 04.10.2012
  3. Demography Report 2010, Eurostat
  4. « Les Allemands exportent aussi leurs grands-parents« , Heike Haarhoff, Le Monde Diplomatique juin 2013
  5. « Rechtsanspruch auf Kita ab 2013« , FAZ 07.08.2008
  6. Andres Boes, cit.d’après : « Frauen wollen anders Karriere machen als Männer« , Helene Endres, KarriereSpiegel 11.10.2013
  7. « Frauen in der Teilzeitfalle« , Melanie Amann, FAZ 04.05.2010
  8. Frédéric Beigbeder, L’amour dure trois ans, 1997

 

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