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En 2005, lors d’une visite à Paris de Muhammad Yunus, prix Nobel de la Paix et pionnier du micro-crédit, le PDG de Danone, Franck Riboud, lui propose un entretien. Cette rencontre conduira à la création d’une joint-venture entre les groupes Danone et Grameen sous le nom de Grameen Danone Food Ltd, une société fonctionnant sous le modèle du social business : c’est-à-dire visant un objectif social mais devant rester économiquement viable, sans perte ni profit.

Si l’objectif affiché de participer à l’amélioration des conditions de vie des populations bangladaises peut paraître louable, un autre niveau d’analyse laisse suggérer que Danone souhaite surtout profiter de son expérience au Bangladesh pour se développer auprès des marchés BoP asiatiques.

Grameen Danone : présentation et enjeux d’un social business

En dépit des nombreux progrès réalisés pour l’amélioration de la vie de ses habitants, le Bangladesh reste l’un des pays les plus pauvres de la planète. 60% de la population vit avec moins de 2€ par jour. Par ailleurs, un enfant sur deux souffre de mal nutrition. Grameen Danone s’est donc fixé un double objectif : améliorer la santé de ces enfants en leur proposant un yaourt adapté à leurs besoins et réduire la pauvreté en développant les emplois locaux.

Ainsi, le Shokti Doï, principal produit développé par Grameen Danone, est un yaourt renforcé en micronutriments et vendu à bas coût pour être accessible à tous : 5 Taka (0,05€) pour un pot de 80g à l’origine, puis 8 Taka suite à une crise des marchés agro-alimentaires entre 2006 et 2008.

Une première usine a été construite à Bogra dans le nord du pays en 2006, d’une capacité de production initiale de 3000 kg par jour. Elle est opérée par des employés locaux et utilise le lait produit par des fermes locales. Une fois les yaourts sortis d’usine, un double système de distribution est mis en place. Des rickshaws vont les livrer directement aux points de vente proches, mais également à des « Grameen Ladies ». Ce sont des femmes bangladaises qui ont par ailleurs souscrit un micro-crédit auprès de la Grameen Bank et qui vont faire du porte-à-porte pour livrer les produits directement chez l’habitant, tout en bénéficiant d’une commission proportionnelle au nombre de livraisons effectuées.

Selon les chiffres fournis par le Crédit Agricole, qui participe directement au financement des opérations de Danone Grameen à travers la fondation Grameen Crédit Agricole, on observe une forte croissance du chiffre d’affaires de la joint-venture ces dernières années : 1 128 900€ en 2011 contre 1 827 000€ en 2013. Après des débuts difficiles et des réajustements nécessaires, notamment à cause de l’augmentation des prix du lait après 2006, il semblerait qu’un point d’équilibre ait été atteint en 2010.

Ceci témoignerait des capacités de Danone à s’adapter à ce nouveau marché et à ses contraintes, nécessitant de mettre en place des techniques innovantes pour réduire les coûts de fabrication et assurer une bonne conservation du produit dans un environnement climatique relativement chaud. L’intérêt pour Danone de s’être lancé dans ce social business est donc double : cela renforce son image d’entreprise sociale et responsable à l’international, tout en lui permettant d’expérimenter un nouveau marché à petite échelle et à faible coût.

Une opération d’influence destinée à renforcer la visibilité de Danone en Asie

Des opérations de social business sont souvent utilisées à des fins médiatiques par des entreprises, ne durant que le temps nécessaire à l’amélioration de leur image.

A ce titre, le cas de Danone peut paraître ambiguë : en effet, d’une part l’opération s’inscrit dans la durée, Danone ne semblant par ailleurs n’avoir qu’un contrôle relatif sur les opérations de Grameen Danone. D’autre part, celle-ci s’inscrit tout à fait dans l’image que le groupe tente de promouvoir depuis de nombreuses années, oeuvrant pour le développement et la santé. On peut donc laisser au groupe le bénéfice du doute concernant l’objectif réellement poursuivi par sa politique sociale.

Toutefois, malgré la personnalité de certains dirigeants de la société et notamment celle du nouveau Directeur Général Emmanuel Faber réputé pour son caractère engagé et ses valeurs philanthropes, il apparaît que Danone a su mettre en place au Bangladesh une opération de communication très efficace, qui lui a assuré une forte visibilité. Ainsi, Faber, qui était un ami de Muhammad Yunus, a pu mettre ce dernier en relation avec Frank Riboud, ce qui a permis à Danone d’être associé à un prix Nobel de la paix, assurant une très forte notoriété au projet et lui donnant une portée internationale. Danone a ainsi été propulsé comme pionnier du social business. Par ailleurs, le groupe s’est assuré une résonnance importante en Asie par la seule présence de Zinedine Zidane lors de l’inauguration du site de Bogra, celui-ci bénéficiant d’une grande notoriété sur tout le continent. L’ex-champion du monde a signé un contrat de dix ans avec Danone en 2005 comme ambassadeur de la marque et fait partie du conseil d’administration de Danone Communities, une SICAV (société d’investissement à capital variable) qui participe au capital de Grameen Danone.

Par ailleurs, Danone insiste sur le fait que le groupe n’exerce pas de contrôle direct sur les opérations de la joint-venture. S’il est vrai qu’il ne possède que 50% du capital (l’autre moitié appartenant au groupe Grameen présidé par Yunus), la division de ses parts entre Danone et le fonds Danone Communities à hauteur respective de 21% et 29% est un argument sujet à caution. En effet, bien que la participation au fonds soit ouverte à tous et que Danone n’y ait investi qu’une part minoritaire (20 millions d’euros sur 70), le conseil d’administration (12 membres) est essentiellement composé de personnalités rattachées de près ou de loin au groupe.

Ainsi, on y retrouve : l’ancien PDG de Danone Franck Riboud, qui occupe à présent le seul poste de Président, Emmanuel Faber, Directeur Général du groupe depuis septembre 2014 et instigateur du fonds, Gary Hirshbery, président de Stonyfield Farm, société de produits laitiers appartenant à Danone, ou encore Georges Paugetis, Directeur Général du Crédit Agricole qui administre directement le fonds, et Muhammad Yunus. De manière significative, on y trouve également Jacques Bungert, fondateur de Prodeo, une agence de communication spécialisée dans la stratégie de marque et qui compte Danone parmi ses clients. Cela semblerait indiquer que la mission de la SICAV s’inscrive dans une stratégie globale de communication mise en place par le groupe.

Afin de témoigner de la fiabilité et de l’utilité de son action au Bangladesh pour les populations locales, Danone a fait appel en 2010 à une ONG, Global Alliance for Improved Nutrition (G.A.I.N), afin que celle-ci réalise une étude en partenariat avec l’université John Hopkins.

Si les premiers résultats  ont été globalement très positifs (Shokti Doï aurait largement favorisé le développement physique et cognitif des enfants), il en aurait difficilement été autrement : au moment où cette étude a été lancée, Franck Riboud lui-même faisait parti du conseil d’administration de l’ONG. Là encore, la transparence de Danone peut être mise en doute, bien que cela ne prouve pas pour autant la non pertinence des rapports d’étude.

Ainsi, Grameen Danone apparaît comme un outil d’influence destiné à promouvoir l’image du groupe à l’international, mais également en Asie. Toutefois, la structure apparaît également comme un laboratoire stratégique permettant à Danone de tester à petite échelle des innovations pouvant ultérieurement servir à conquérir les marchés BoP des pays voisins, et notamment celui de l’Inde.

Comprendre les marchés BoP : Danone au Bangladesh, entre apprentissage et innovation

Dans son ouvrage The Fortune at the Bottom of the Pyramid, C.K. Prahalad met en lumière l’immensité de certains marchés souvent ignorés, ceux qui sont à la « base de la pyramide » : le marché est saturé, pourtant les deux tiers du monde restent à conquérir. Au Bangladesh, 60% de la population appartient à cette base de la pyramide, ou BoP, ce qui représente un potentiel de croissance formidable. Si le business model mis en place au Bangladesh ne peut rapporter aucun bénéfice du fait de son caractère social, cela ne signifie nullement que le groupe ne peut en retirer aucune plus-value.

En effet, l’un des principaux critères cités par Prahalad en ce qui concerne les marchés BoP est la nécessité d’adapter des solutions locales. Danone a su profiter de son expérience au Bangladesh pour découvrir le fonctionnement d’un marché BoP à moindre coût : le coût de production de l’usine de Bogra a été en moyenne trois fois moins important que pour une autre usine. Par ailleurs, Grameen Danone a dû s’adapter aux contraintes locales et faire preuve d’innovation, notamment pour les problématiques de conservation : c’est ainsi qu’une enzyme permettant la conservation pendant 4h de produits laitiers en dehors du cycle de réfrigération a été découverte. Une innovation parfaitement exportable pour Danone, en particulier dans d’autres pays d’Asie ayant un climat semblable.

Parmi les cibles potentielles de Danone, l’Inde est en tête de liste. Le marché BoP y représente 600 millions de personnes et la croissance du marché infantile (0-4 ans) s’élève à 10-12% par an. Après son rachat de Wockhardt en 2011 pour 250 millions d’euros, Danone prévoyait de doubler sa part de marché de la nutrition infantile entre 2012 et 2015 (de 8 à 16%). C’est donc sans surprise que la première BoP Business Unit de Danone a été lancée en Inde en 2011. La même année, Danone commercialisait un nouveau yaourt dans le pays, le Fundoz. Produit à bas coût, il s’adressait essentiellement à des populations ayant peu voire très peu de moyens. Pour se lancer à la conquête de ce nouveau marché, Danone a donc pu bénéficier de son expérience au Bangladesh et des enseignements qui ont été et qui continuent d’en être tirés.

Lors d’un séminaire à HEC, Franck Riboud disait vouloir faire des valeurs sociales du groupe un bouclier contre toute OPA hostile, s’appuyant sur le soutien des employés au « Danone Way ». Aujourd’hui, ces valeurs apparaissent plus comme un ensemble de vecteurs stratégiques fondamentaux au service de l’entreprise.

Le modèle de social business développé au Bangladesh n’est pas une fin en soi, c’est un moyen de prospecter à moindre coût de nouveaux marchés BoP asiatiques. A ce titre, la nomination en septembre d’Emmanuel Faber au poste de Directeur Général du groupe s’inscrit parfaitement dans cette logique et prouve l’importance de l’Asie comme axe majeur de la stratégie de développement de Danone : il a occupé les positions de directeur du développement et de la stratégie (1996-99) et de directeur général des affaires financières (2000-05) de Danone Asie-Pacifique. Les marchés BoP asiatiques semblent donc apparaître comme une priorité pour le groupe et son développement future.

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