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Edward faisait partie de Autogromoda, une section d’Euromaidan en voitures, qui pendant Maidan s’occupait d’organiser des actions en dehors de la place Maidan, et aussi de ravitailler Maidan en vivres, en matériaux pour construire les barricades, ou en pneus et essence pour la défense de la place.

Avec le début de l’agression russe contre l’Ukraine, Edward et son organisation de volontaires ont commencé à aider l’armée ukrainienne en réunissant des fonds pour acheter des gilets pare-balles.

Son organisation fait partie d’un réseau spontané de volontaires qui sont apparus dans toute l’Ukraine pour soutenir leur armée. Portrait d’un réseau de volontaires, sans lesquels l’armée ukrainienne serait dans une bien plus mauvaise posture. 

Edward, dans un de ses gilets pare ballesEdward, dans un de ses gilets pare balles

L’inaction des services publics

” Ces réseaux de volontaires sont, en pratique, le vrai ministère de la défense ukrainien, car notre ministère ne fait rien pour nos soldats “.

Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est la conviction de ces volontaires, et les faits tendent à renforcer leur vue. En effet, une grande partie du ravitaillement de l’armée est assurée par ces réseaux, soutenus par la société civile, sans intervention de l’état.

D’après Edward, en 23 ans d’indépendance, l’Ukraine n’aurait pas adopté de doctrine de défense. Cela se traduit, entre autres, par un problème d’équipement – par exemple, aucun règlement ne stipule que les soldats ont besoin de gilets pare-balles, donc le ministère de la défense ne peut en acheter pour son armée.

L’Ukraine n’a pas adopté de doctrine de défense à cause de plusieurs facteurs. Il y avait tout d’abord la conviction que la Russie était ” un pays frère “, qui n’attaquerait jamais l’Ukraine. Ensuite, les Ukrainiens faisaient naïvement confiance aux accords de Budapest de 1994, selon lesquels l’Ukraine a abandonné son arsenal nucléaire en échange de la garantie de ses frontières par la Russie, les Etats-Unis et l’Angleterre (la France et la Chine ont apporté plus tard leur garantie). Et enfin, l’élite politique a constamment coupé dans les budgets de défense et réduit les effectifs. Quelles que soient les causes, le fait est que l’armée est sous-équipée.

La naissance des réseaux de volontaires

C’est donc la société civile qui a pris en main une grande partie du ravitaillement de son armée. Au début, l’aide était très fragmentée – les gens aidaient leurs proches et leurs amis, les entreprises et les syndicats leurs employés, et les organisations de Maidan leurs membres partis au front. Avant le départ au front, ils achetaient des habits (y compris des uniformes), des casques, des gilets pare-balles, et une fois que leur protégé était parti au front, ils lui envoyaient des ravitaillements de toute sorte (vivres, médicaments, produits hygiéniques, etc.) ainsi que des équipements militaires, comme des viseurs de nuit.

Avec le temps, ces mouvements éparses se sont structurés, et sont devenus beaucoup plus efficaces. Par exemple, au début Edward récupérait de l’argent autour de lui pour acheter des gilets pare-balles, en Ukraine et à l’étranger. Mais c’était cher, et long, car bientôt il ne trouva plus de gilets, les Ukrainiens achetant tous les stocks disponibles. Il a donc mis sur pied, avec son organisation et un investisseur, une entreprise qui produit ses propres gilets pare-balles, en se basant sur des entreprises et un savoir-faire ukrainiens. Rappelons que l’Ukraine était un maillon clé dans la chaine militaro-industrielle de l’URSS. L’entreprise d’Edward peut maintenant produire environ 500 gilets par semaines, et ces gilets sont plus adaptés aux besoins de l’armée ukrainienne. Ils sont moins chers (220 Euros pièce, contre plus de 1000 Euros pour des gilets étrangers), et les plaques balistiques sont multi-impacts, ce qui ne nécessite pas de les changer à intervalles trop court, après chaque impact, ce qui est donc moins cher.

Collecte de fonds, achat et production des produits de ravitaillement

La collecte de fonds se fait à deux niveaux – soit au niveau local, d’une communauté, pour aider les proches qui sont sur le front, soit au travers d’organisations de volontaires plus importantes, comme Wings Phoenix ou ArmySOS. Ces fonds sont ensuite utilisés pour acheter des équipements et des vivres pour un bataillon particulier, ou une unité particulière. Il est difficile de chiffrer exactement combien ces organisations de volontaires ont récolté car il n’existe aucune organisation centrale, mais Wings Phoenix ont collecté à eux seuls environ 3 millions d’euros en 5 mois.

Les volontaires utilisent ces fonds non seulement pour acheter des produits finis, mais aussi pour produire ce qu’ils peuvent. Edward a mis sur pied une réelle PME pour produire ses gilets pare-balles, mais il y a aussi des initiatives plus artisanales. Nous avons par exemple visité un atelier de volontaires à Kiev, où des femmes produisaient des filets de camouflage, des gilets pare-balles, des vetements.

Des volontaires travaillent sur des filets de camouflage, dans le centre de Kiev

Les réseaux de volontaires développent aussi des technologies plus avancées. Par exemple, un informaticien d’ArmySOS a écrit un programme de calculs balistiques pour l’artillerie. Selon eux, l’armée ukrainienne ne dispose même pas de cartes précises. ArmySOS leur envoie donc, en plus des ravitaillements habituels (vivres, vêtements, instruments de visée, de communications, munitions, casques, gilets pare-balles…), des tablettes, dotes des cartes précises, et aussi un programme de calcul balistique qu’ils ont développé et qui calcule précisément les réglages pour tous les modèles d’artillerie de l’armée ukrainienne. D’après Edward, d’autres organisations de volontaires s’occupent de drones, et si au début du conflit l’armée ukrainienne ne disposait d’aucun drone, les réseaux de volontaires en auraient financés ou produits entre 1500 et 2000, actuellement en opération dans les zones de combat.

Le défi des livraisons aux soldats sur le front

Une fois les vivres et équipements prêts, il faut les faire parvenir aux soldats et aux unités combattantes. Tous les volontaires à qui j’ai parlé ont confirmé qu’un grand problème est la corruption dans l’armée. Ils ne peuvent donc pas s’appuyer sur les structures de l’armée pour livrer cette aide, car les risques de vol seraient trop élevés. Ils ont ainsi mis en place leur propre système de distribution, avec un centre logistique dans la zone de combat. Les volontaires des quatre coins du pays font le voyage régulièrement vers ce centre logistique, et de là l’aide est acheminée aux diverses unités, toujours par des volontaires.

 

Ces livraisons se font dans des minibus civils, qui ne sont ni blindés, ni armés, et les équipages de volontaires ne sont pas non plus armés. Ils vont dans des endroits où l’armée ukrainienne ne s’aventure que toute équipée, et risquent leur vie pour ravitailler et équiper correctement leurs soldats. Les risques sont élevés, car le rôle de ces volontaires est crucial pour supporter les capabilités de combat de l’armée, et les séparatistes le savent. Ces derniers ont donc commencé une ” chasse aux volontaires ” dans les zones de combat, et plusieurs volontaires, de diverses organisations et régions du pays, ont été faits prisonniers. Et d’après mes sources, les séparatistes russes, s’ils échangent de simples appelés, ne veulent pas échanger les volontaires.

Le rôle de la diaspora

L’Ukraine est peuplée de 44 millions d’habitants, et la diaspora ukrainienne est estimée à environ 20 millions. Les Ukrainiens vivant à l’étranger jouent donc aussi un rôle actif dans le soutien à leur armée. J’ai pu parler à un activiste ukrainien vivant en Allemagne et s’occupant de la coordination de volontaires dans ce pays. Ces volontaires collectent des fonds, des vêtements, des casques, des gilets pare-balles, des médicaments (et notamment du celox). Cette aide est ensuite envoyée en Ukraine dans des voitures particulières. Ils ont en outre réussi à s’entendre avec certains hôpitaux, qui leur donnent des lits.

Quand je l’ai appelé, il préparait l’envoi d’une cargaison, et son appartement était rempli de cartons, pleins d’habits chauds, pour l’hiver. ” Hitler et Napoléon ont perdu contre la Russie à cause de l’hiver. Cet hiver, il ne faut pas que nos soldats aient froid “. Il dit bénéficier d’un bon support de la diaspora en Allemagne, et voudrait encourager la diaspora ukrainienne dans d’autres pays à s’engager encore plus. En dehors de l’Allemagne, les diasporas les plus impliquées sont celles du Canada et des Etats Unis.

Les financements russes de la résistance ukrainienne

D’après Edward, ils reçoivent de l’aide et des fonds de beaucoup de pays, y compris, et contre toute attente, de la Russie. Ces citoyens russes qui financent la résistance ukrainienne comprennent l’importance de la bataille qui se joue en Ukraine, et soutiennent la résistance ukrainienne contre le régime de Poutine car ils comprennent que c’est un moyen de précipiter la chute du régime et d’aider l’apparition de la démocratie en Russie.

Poutine se casse les dents contre la société civile

On dirait donc que Poutine se casse les dents contre la population ukrainienne. Il avait mis en place un président fantoche et docile, et la société civile ukrainienne l’a renversé avec Maidan. Il avait escompté que l’armée ukrainienne, sous payée, sous équipée et corrompue, ne pourrait longtemps résister face à ses mercenaires, et là encore les réseaux de volontaires le forcent à revoir ses plans et à intervenir plus directement. On dirait que le stratège russe, qui arrive très bien à semer la confusion, voire même la zizanie parmi nos dirigeants occidentaux, n’arrive pas à comprendre que la société civile puisse s’organiser de façon si efficace et contrecarrer ses plans, hier avec Maidan, et aujourd’hui dans ce conflit. Dans n’importe quel pays, il est possible de corrompre des structures politiques et économiques, mais il est impossible d’acheter des réseaux de résistants. C’est une guerre qui oppose deux mentalités, deux mondes. Comme le dit Edward ” c’est la guerre du monde libre contre le monde totalitaire “.

lexpress.fr

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