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Dans les années 1970, au cours d’une de ses interventions télévisées à vocation pédagogique, le président Giscard d’Estaing présentait la France de l’époque comme comparable à l’Ukraine en termes démographiques et économiques. Quarante ans plus tard, l’Ukraine est un pays très malade, ce n’est pas le seul en Europe mais c’est le plus inquiétant par sa dimension.

Cette situation n’est pas nouvelle puisqu’elle perdure depuis l’éclatement de l’URSS et la transformation de sa nomenklatura en oligarchie libérale et prédatrice. Mais là où les autres anciennes républiques soviétiques et satellites sont parvenues à surmonter l’effondrement en restaurant un Etat, l’Ukraine est restée pure kleptocratie inefficace.

En monnaie constante, le pays crée encore moins de richesses qu’en 1992. Son PIB était alors équivalent à celui de la Pologne, il n’en représente plus que 40 % aujourd’hui et si  le revenu par habitant a légèrement augmenté ce n’est que parce que la population diminuait. En 2004, la « révolution orange » a suscité un grand espoir et une courte embellie, suivis d’une rechute  d’autant plus violente que la déception politique a été forte et que la crise de 2007 a entraîné le reflux rapide des capitaux étrangers. En 2009, le PIB chutait de 15 %. Depuis l’Etat failli est aussi en faillite.

Dans ce qui est peut-être devenu la plus grande économie souterraine du monde, les deux-tiers des recettes fiscales ne rentrent pas dans les caisses de l’Etat et son déficit budgétaire est désormais égal à 10 % du PIB. La déliquescence de l’Etat, de ses instruments régaliens, la perte de légitimité d’une classe politico-affairiste classée 144e dans le monde en termes de perception de probité, un indice de développement humain tombé au 78rang laissent la population dans une situation d’angoisse qui suscite la fuite (7 millions d’Ukrainiens ont quitté le pays depuis 1992) ou une colère latente susceptible de se transformer à tout moment en insurrection violente.

 

Comme pendant la Révolution française, le déclencheur de la crise a été la banqueroute de l’Etat et sa recherche rapide de financement. Ce sauvetage financier, l’Union européenne et le FMI l’ont considéré à leur manière habituelle, imposant des réformes structurelles (comme la libéralisation du prix du gaz, synonyme de très forte augmentation, qui alimente toute la population) nécessaires à terme mais explosives immédiatement.
A ces lendemains européens qui chantaient seulement dans le lointain, le gouvernement Ianoukovitch a finalement préféré l’aide immédiate de Moscou, suscitant la fureur immédiate de la jeunesse éduquée qui aspire à une vraie libéralisation du pays mais aussi des ultra-nationalistes, nettement moins nombreux mais bien mieux organisés. De cette insurrection de Kiev a émergé un nouveau pouvoir qui,  à l’inverse cette fois de la Révolution française, n’a guère changé ni les individus, ni les institutions, accordant simplement plus de place aux extrémistes du mouvement Svoboda.
Ce changement complet pour que rien ne change sinon au détriment des provinces russophones (qui se voient dès les premiers jours du gouvernement provisoire interdites d’utiliser officiellement leur langue) a immédiatement stimulé des mouvements de réaction de protection régionaliste, indépendantiste en Crimée et quasi-féodaux ailleurs.

 
 

Cet engrenage fatal est déjà dramatique en soi mais il est rendu plus aigu par la position de l’Ukraine au croisement des jeux de puissance américains ou russes et devant le regard atone de l’Union européenne. Par l’extension de l’OTAN jusqu’à 130 km de Saint-Pétersbourg, le projet de bouclier anti-missiles et la politique d’influence par le biais notamment des fondations (Carnegie en Ukraine), la politique de puissance américaine heurte directement la Russie dans ce qu’elle estime comme étant sa zone d’influence mais aussi sa sécurité propre.
La Russie n’a pas hésité à s’engager face à la Géorgie en 2008 pour stopper cette avancée. Elle ne pouvait rester sans réagir à la possibilité d’une association avec l’Union européenne, perçue comme prélude à une adhésion, non que l’Union européenne soit une menace en soi mais parce qu’elle est considérée comme l’antichambre de l’OTAN. L’Ukraine sous protectorat américain, comme n’importe quel autre pays européen, était et restera inconcevable pour Moscou.

 

Avec les hésitations américaines, les incantations européennes et les décisions désastreuses du gouvernement provisoire de Kiev, une conjonction de paramètres favorables est apparue pour un « coup », coutumier de la politique russe.
Action de force à la fois limitée, rapide et progressive, l’occupation en dix jours de la Crimée par quelques centaines de « soldats fantômes » est un modèle d’opération militaire « en dessous du niveau de la guerre ».
Ce succès n’a toutefois été possible que grâce à, quoiqu’en disent les nationalistes ukrainiens, un vrai sentiment russophile majoritaire dans cette province, et à la totale inaction de l’armée ukrainienne, témoignant ainsi de sa perte de substance adossée depuis plus de vingt ans à un pouvoir sans âme et qui préférait consacrer ses faibles ressources aux organes de sécurité intérieure.
On notera aussi qu’aucun des signataires du Mémorandum de Bucarest, garantissant depuis 1994 l’intégrité du territoire ukrainien n’a vraiment bougé, ni par ailleurs la Chine et la France qui s’y sont associées plus tard.

 
 

Dans un essai paru il y a dix ans, Bertrand Badie parlait de L’impuissance de la puissance. Selon lui, le temps des guerres interétatiques était révolu et l’emploi de la force armée finalement toujours négatif à notre époque post-moderne. Il semble pourtant que le positionnement de la 4e division blindée et la 2e division d’infanterie motorisée russes dans la région de Belgorod d’où elles peuvent à la fois, à foncer vers Kiev ou vers les provinces russophones du sud-est aient quand même un certain poids sur le cours de l’Histoire.
Grâce à la réorganisation et à la modernisation en cours de son armée, la Russie dispose de tous les moyens pour peser sur les évènements depuis la gesticulation diplomatique (en retirant ou en ajoutant des forces) jusqu’à l’invasion du Donbass ou de la côte de la Mer noire, en passant par l’aide pour ou moins ouverte aux mouvements locaux favorables.

 
 

Les Etats européens à eux seuls auraient, encore pour un temps, suffisamment de moyens pour s’opposer à une invasion russe. Une brigade blindée projetée immédiatement à Kiev au début de l’occupation russe en Crimée et selon le même principe du fait accompli aurait été un signal fort.
Il n’en a évidemment pas été question, les premières réactions précisant bien que « tout » serait fait pour faire pression sur la Russie voire la punir…à l’exception de la prise de risque.
Une organisation qui met cinq mois pour envoyer 1 000 soldats à Bangui ne pouvait de toute façon faire mieux.
On applique donc des sanctions économiques, qui ont pour effet de placer la Russie en récession, en oubliant que dans une économie ouverte, l’Europe en subira aussi le contrecoup tandis qu’à long terme, cette politique ne peut qu’encourager la Russie à se tourner de plus en plus vers la Chine, déjà allié de fait. Surtout, on oublie que l’origine des maux de l’Ukraine est quand même et avant tout ukrainienne mais que pour autant la stabilisation du pays ne pourra se faire sans la Russie.

 

Alors que l’on se focalise sur Vladimir Poutine, l’Ukraine est au bord de la guerre civile. Plusieurs scénarios sont désormais possibles.
Dans l’un d’eux, des régions proclament unilatéralement leur indépendance dans le Sud et l’Est, le gouvernement de Kiev s’emploie à réduire par la force et au plus vite ces « groupes terroristes ». Le pays bascule dans la guerre civile, la Russie et, plus discrètement, les Etats-Unis interviennent dans le conflit.
Dans une version extrême, les provinces rebelles se joignent à la Russie qui réalisent ainsi son projet de Grande Russie jusqu’à la Transnistrie.
Dans un autre scénario, et en admettant que les groupes les plus extrémistes les écoutent, Russes et Occidentaux s’entendent pour peser sur les acteurs locaux et limiter la violence. Dans un deuxième temps, il sera nécessaire de repenser les institutions dans le sens d’un plus grand respect des régions, c’est-à-dire probablement une forme de fédéralisme, et dans celui d’une bien meilleure gouvernance.
En préalable de tout, il paraît indispensable de proclamer ouvertement que l’Union européenne et l’OTAN n’accepteront jamais l’Ukraine comme membre. Dans tous les cas, la crise ukrainienne va durer et sa gestion va influer grandement sur l’avenir de l’Europe.

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