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Politiques ou analystes, ils sont de plus en plus nombreux à réclamer l’intervention de la banque centrale européenne pour tirer de l’ornière les États en difficulté. Au prix de son indépendance statutaire, farouchement défendue par l’Allemagne.

C’est un paradoxe étonnant. La dette de la France équivaut à 90% de son PIB annuel. Un niveau proche de la dette britannique (90%) mais inférieur à celle des États-Unis (100%), et presque modeste comparé au Japon (plus de 200%).

Pourtant, notre pays ne peut emprunter sur les marchés qu’à des taux très supérieurs à ceux de ces trois pays. Une situation d’autant plus paradoxale que le Japon et les États-Unis ne disposent même plus du fameux triple A dont Paris, lui, peut encore se prévaloir. L’économiste amateur y perd son latin. Explications.

Les Banques centrales en filet de sûreté

En réalité, différents facteurs propres à chaque pays expliquent ce décalage. Par exemple, le statut de monnaie de référence du dollar en fait un placement très sûr. Il sera toujours intéressant, et sans risque, de prêter aux États-Unis et d’être remboursé dans cette devise. Mais c’est un autre facteur, commun aux trois pays, qui est le plus souvent avancé ces derniers jours : tous disposent d’une banque centrale habilitée à racheter, sur les marchés, la dette émise par les États. Avec des ressources par définition illimitées, puisque ce sont ces banques centrales qui créent la monnaie.

Et en ces temps de crise, elles utilisent à fond cette capacité de rachat, qui rassure les prêteurs. Ainsi la banque du Japon a-t-elle lancée un programme d’acquisition de 470 milliards d’euros de titres, dont une partie d’obligations nationales. La banque d’Angleterre, elle, atteindra vers la fin de l’année les 320 milliards d’euros de rachat de dette depuis 2009. La Fed américaine, enfin, prévoit d’investir 600 milliards de dollars dans les bons du trésor d’ici à juin 2012.

Conséquences : «Quand vous détenez de la dette publique anglaise, par exemple, vous êtes tout simplement certain que, quoi qu’il arrive, la banque d’Angleterre la rachètera, explique l’économiste Jean-Marc Daniel. Donc vous n’êtes pas incités à demander de forts taux d’intérêt en échange du risque de faillite de l’État. Alors que, quand vous détenez de la dette publique italienne, personne ne veut vous la racheter, au contraire: tout le monde cherche à s’en débarrasser le plus vite possible

La BCE drapée dans son indépendance

Or, la Banque centrale européenne (BCE) ne peut pas jouer le même rôle d’acheteur en dernier recours. Ou, en tout cas, pas dans les mêmes proportions : au total, elle a à peine racheté 187 milliards d’obligations grecques, espagnoles et italiennes. Une goutte d’eau dans l’océan du désastre financier qui frappe ces pays.

Si la BCE intervient si modestement – et encore le fait-elle de mauvaise grâce –, c’est parce que le sacro-saint principe d’indépendance gravé dans ses statuts lui interdit théoriquement de renflouer un État, et lui fixe comme seul objectif la lutte contre l’inflation. Racheter de la dette nationale en créant de la monnaie (facteur de hausse des prix, selon certaines écoles économiques) sort donc complètement de cette feuille de route.

Cette «monomanie» de la BCE était la condition posée par l’Allemagne à l’abandon de sa souveraineté monétaire : comme le défunt deutschmark, l’euro serait une monnaie forte et stable, et l’institut d’émission européen le garant de cette exigence. Alors que la Fed américaine, de son côté, a un double mandat (stabilité monétaire et encouragement de la croissance) et peut choisir de privilégier l’une ou l’autre mission selon les circonstances.

«En Allemagne, l’inconscient collectif est marqué par l’inflation des années 1920 et ses conséquences dramatiques, explique l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran. Aux États-Unis, le grand traumatisme, c’est plutôt la déflation, la grande dépression des années 1930. Or, en ce moment, on voit justement s’éloigner les perspectives de reprise.» C’est pourquoi «la Fed est aujourd’hui dans une logique d’accompagnement de la politique budgétaire du gouvernement américain», complète Christine Rifflart, spécialiste des États-Unis à l’OFCE.

«Il suffirait que la BCE s’engage»

Même la BCE n’a pas pu rester complètement indifférente à la crise qui menace l’euro, et tout l’édifice européen. Depuis mai 2010, au prix d’une interprétation généreuse de ses statuts, elle rachète de la dette sur les marchés secondaires, dans les proportions modestes qu’on a vues. Elle espère bientôt se défausser de cette mission sur le Fonds de stabilité financière européen (FESF), récemment renforcé par les dirigeants européens. Mais celui-ci ne sera opérationnel que courant décembre, et son fonctionnement précis est encore incertain. Il se pourrait surtout que sa force de frappe – 1000 milliards d’euros – ne soit pas à la hauteur de la situation.

Derrière ces doutes, un certain consensus prend forme chez les analystes: une intervention massive de la BCE sur le marché de la dette serait la seule réponse crédible à la flambée des taux d’intérêt. «En réalité, il suffirait que BCE s’engage à intervenir pour que les problèmes soient largement réglés, sans même qu’elle ait à le faire effectivement, estime Christian Bordes, professeur d’économie à l’université Paris-I. Dans n’importe quelle zone monétaire normale, la banque centrale grecque aurait déjà racheté massivement la dette nationale». Le prix Nobel d’économie Paul Krugman a enfoncé le clou : «La BCE doit envoyer un message clair : “Nous achetons autant que nécessaire”, afin d’éviter un éclatement de la zone euro, dont le prix serait trop élevé».

D’autres économistes pointent néanmoins le risque «d’aléa moral» contenu dans cette solution: «A court terme, cela rassurera peut-être les marchés, convient Jézabel Couppey-Soubeyran. A plus long terme, le risque est que ce filet de sécurité conduise à un nouveau relâchement de la discipline budgétaire au sein de la zone euro, et retarde la mise en place d’une politique budgétaire européenne.»

Que fera Mario Draghi ?

Mais, dans l’urgence, le recours à la BCE est évoqué de plus en plus ouvertement par un certain nombre de responsables politiques. «Elle seule a la capacité d’agir comme pare-feu infranchissable», a déclaré – à Berlin ! – le Premier ministre irlandais, Enda Kenny. Côté français, le ministre des Finances, François Baroin, a laissé entendre que la «BCE est une réponse et probablement même un élément important de la réponse à cette crise». La France souhaite au moins plaider pour le FESF puisse emprunter directement à la Banque centrale – ce qui reviendrait en fin de compte à faire reposer le dispositif sur celle-ci.

Mais l’Allemagne reste ferme sur sa position, par la voix d’Angela Merkel mais aussi du président de la Banque centrale allemande, Jens Weidmann, qui siège au conseil des gouverneurs de la BCE et pour qui «l’utilisation de la politique monétaire à des fins de politique budgétaire doit prendre fin».

Difficile aussi de savoir quelles sont les intentions du nouveau président de la BCE, l’Italien Mario Draghi, qui, cependant, a déjà trouvé le temps de prendre tout le monde de court avec une baisse surprise des taux d’intérêts. Récemment, la déclaration du gouverneur de la Banque centrale Slovène a retenu l’attention : «La BCE est flexible » et «ira aussi loin que nécessaire» pour sauver la zone euro, a-t-il déclaré.

Du coup, les spéculations vont bon train sur les prochaines décisions de l’institution de Francfort. Avec cette hypothèse : la BCE comme Berlin seraient prêts à accepter une intervention massive, à condition d’engagements clairs de la part des Etats sur des réformes économiques, et sans doute de pertes de souveraineté. Le prix à payer pour déclencher «l’arme atomique» contre les marchés.

Libération

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