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Il est évident qu’aujourd’hui le système financier est gravement malade et que l’horizon est menaçant. Les propositions de réforme sont nombreuses et font l’objet de larges débats publics.

Hans Christoph Binswanger

Ainsi, on souhaite que les banques augmentent leurs fonds propres afin de pouvoir mieux compenser leurs éventuelles pertes futures. Les instances de surveillance doivent exercer un contrôle plus strict.

Dans certains pays – et également en Suisse – on débat du système bancaire différencié. Les secteurs des banques qui font des opérations jugées particulièrement risquées (banques d’investissement) doivent être séparés des autres. On pourrait diviser les grandes banques en unités plus petites qui seraient mieux gérées et seraient seules à faire faillite en cas de crise. Dans la zone euro, on envisage une taxe sur les transactions financières.

Ces réformes profondes sont sans doute judicieuses et certaines sont déjà réalisées. Toutefois, elles ont lieu dans le cadre du système monétaire actuel. Or peut-on vraiment stabiliser le système économique et financier dans la tourmente sans remettre en cause le système monétaire lui-même ?

Il existe des propositions de réforme qui recherchent les causes profondes de la crise et dont les initiateurs introduisent directement dans leur analyse le système monétaire et financier mais elles sont encore peu connues du public. Récemment, en Suisse, a été fondée l’association «Modernisation monétaire». En mai de cette année, elle a présenté lors d’un congrès de deux jours à Winterthur une initiative populaire visant à modifier l’article 99 de la Constitution fédérale.

Il s’agit de renforcer la Banque nationale et de donner une plus grande légitimité démocratique à sa politique. Avant tout, elle devrait à l’avenir réguler efficacement non seulement les liquidités en circulation mais également la monnaie scripturale que les banques d’affaires créent en accordant des crédits. A vrai dire, leur légitimité démocratique devrait en outre être renforcée.

Horizons et débats va consacrer à cette initiative populaire une série de trois articles. Le premier, ci-dessous, présente les thèses principales de l’exposé du professeur Hans Christoph Binswanger. Le second, intitulé «Modernisation monétaire – Une initiative populaire demande une réforme monétaire totale» suivra. Il présentera les initiateurs et leur initiative. Quant au troisième article, intitulé «Il y a 60 ans, les citoyens votaient sur des questions fondamentales du système monétaire», il montrera que l’initiative de l’association «Modernisation monétaire» repose sur la tradition de la démocratie directe. Il y a 60 ans déjà, les citoyens suisses se sont, lors de trois votations différentes, prononcés sur des questions fondamentales du système monétaire et ont posé des jalons encore valables aujourd’hui.

«Les crises financières et écologiques ne peuvent pas être maîtrisées sans réforme financière et monétaire»

Lors du congrès de Winterthur, dans son exposé intitulé «Les crises financières et écologiques ne peuvent pas être maîtrisées sans réforme financière et monétaire», le professeur Binswanger a exposé les fondements du système monétaire moderne. Cet économiste s’est fait connaître par sa thèse sur la théorie monétaire, parue en 1969, et par ses recherches dans le domaine de la croissance économique liée à l’écologie. Jusqu’à son départ à la retraite en 1994, il a enseigné l’économie à l’Université de St-Gall et a reçu plusieurs distinctions pour l’ensemble de son œuvre.

Dans son exposé, il a montré qu’on n’a pas réussi ces dernières années à assurer l’approvisionnement monétaire du système économique et financier. En Allemagne, par exemple, entre 1992 et 2008, la masse monétaire a augmenté 8 fois plus que l’économie. Dans d’autres pays, la disparité est encore plus flagrante. Cette masse monétaire arrive sur les marchés, se déplace autour du globe, entraîne les particuliers et les Etats à s’endetter de manière excessive et imprudente et à effectuer des spéculations de toutes sortes. Elle provoque des bulles et des crises boursières. Aujourd’hui, nous vivons cela de près presque quotidiennement.

Pourquoi cette disparité est-elle si marquée ? Dans tous les manuels d’économie, on peut lire que les banques centrales ont pour mission d’ajuster l’approvisionnement monétaire au développement économique. Pourquoi n’a-t-on réussi cela nulle part ? Messieurs Greenspan, Bernanke, Trichet, Hildebrand et Cie ont-ils échoué ? Ou la faute réside-t-elle dans le système ?

Les raisons de la croissance de la masse monétaire

L’augmentation excessive de la masse monétaire a des causes différentes presque dans tous les pays. D’une part, de nombreux économistes – et avant tout Milton Friedman, qui a fondé l’école de pensée monétariste – considèrent la régulation de la masse monétaire comme un instrument destiné à influencer la conjoncture: Une masse d’argent frais peut stimuler la conjoncture et relancer artificiellement la croissance. On s’accommode de l’inflation qui l’accompagne. Aujourd’hui, en règle générale, les banques centrales considèrent qu’une inflation est normale jusqu’à 2% bien qu’elle représente en 10 ans une perte de pouvoir d’achat de 25%.

Il y a aujourd’hui des économistes (par exemple Paul Krugman), qui essaient même de préconiser des taux d’inflation nettement plus élevés. Toutefois, les résultats d’une telle politique ne convainquent pas. La politique monétariste ne peut pas à elle seule expliquer la disparité considérable entre l’augmentation de la masse monétaire et la croissance économique.

Pourquoi, en Allemagne, la masse monétaire a-t-elle augmenté 8 fois plus que l’économie ? Comment expliquer ce phénomène? Binswanger a abordé la question et invité ses auditeurs à un voyage dans l’histoire de la monnaie. Il a fourni des réponses qui ont surpris la plupart de ses auditeurs. Nous allons l’accompagner et je compléterai ses explications par des déclarations qu’il a faites ces dernières semaines dans les médias.

Métamorphoses de l’argent

Il y a 100 encore, la monnaie était égale à l’or. Comment les citoyens vivaient-ils cela quotidiennement ? Il y avait en Suisse à l’époque différents billets de banque qui avaient été émis pendant longtemps par diverses banques d’affaires, avant tout des banques cantonales. Après 1906, la Banque nationale suisse reprit cette fonction. Parallèlement, des pièces d’or – tout d’abord de 20 francs (vreneli), puis également de 10 et de 100 francs – circulaient. Les billets et les avoirs des comptes bancaires pouvaient en tout temps être échangés contre des pièces d’or. Quelque 60 millions de vreneli étaient en circulation. Certains les avaient dans leur porte-monnaie, d’autres les conservaient à titre d’épargne – et c’est encore le cas aujourd’hui. Ce système monétaire était simple, transparent et surtout proche des préoccupations des citoyens. Les monnaies des différents pays pouvaient être changées à un cours fixe qui correspondait au titre en or. La Suisse avait le franc-or, l’Allemagne le mark-or, la France le franc-or, l’Angleterre le sovereign, etc.

Pourquoi avons-nous besoin de l’argent ? Quelle est sa fonction ? Dans les écoles, on présente souvent l’argent comme une chose neutre : Nous en avons besoin pour acheter des marchandises et des services ou comme instrument d’épargne, pour les vacances, l’achat d’une voiture ou la retraite. Les banques reçoivent l’argent des épargnants contre un taux faible et le prêtent à un taux plus élevé, en particulier à des entreprises qui investissent. C’est évident et convaincant, car cela correspond à l’expérience pratique et au bon sens. Mais en est-il ainsi encore aujourd’hui ? Pas tout à fait.

Le système monétaire a changé au cours du XXe siècle. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, en 1914, l’étalon-or classique (cf. supra) fut abandonné. Après le conflit, il fut réintroduit dans de nombreux pays mais de plus en plus édulcoré. Les monnaies nationales étaient certes encore définies par rapport à l’or, mais une partie seulement des billets de banque étaient couverts par de l’or et il devint bientôt impossible de les échanger contre de l’or. En Suisse, les pièces d’or furent définitivement retirées de la circulation en 1936 lorsque le franc suisse fut dévalué de 30%. En 1973, les cours de change furent totalement libérés et les derniers restes de l’étalon-or abolis après que les Etats-Unis eurent imprimé des quantités de dollars pour financer la guerre du Vietnam. Dès lors, les monnaies ne furent plus liées à l’or et les derniers obstacles à la création de monnaie tombèrent.

De l’argent créé ex nihilo

Dans le système actuel de papier-monnaie, les banques peuvent produire beaucoup d’argent à partir de rien. Comment cela ? Nous pouvons comprendre le phénomène quand nous lisons dans les journaux que la banque centrale américaine, la FED, la Banque d’Angleterre, la Banque centrale européenne et également la Banque nationale suisse créent des milliers de milliards d’argent pour sauver les banques, stimuler la conjoncture, empêcher des Etats de faire faillite et également pour influencer les cours de change. Autrefois, on disait «faire fonctionner la planche à billets» et maintenant on parle d’«assouplissement quantitatif» (quantitative easing) et la procédure est essentiellement électronique.

Mais quand Binswanger a expliqué que non seulement les banques centrales mais aussi avant tout les banques d’affaires créaient des quantités d’argent, certains auditeurs ont eu de la peine à le suivre. Ils se doutaient cependant que c’est ici que se trouvait la réponse à la question de savoir pourquoi en Allemagne la masse monétaire avait augmenté 8 fois plus que l’économie.

Une banque d’affaires peut-elle vraiment produire de l’argent frais ?

Oui, elle le peut, et cela en créant elle-même l’argent des crédits qu’elle accorde. Est-ce là de la magie ? Non, ce sont des opérations du système bancaire moderne. Suivons pas à pas les explications de Binswanger. A vrai dire, les lecteurs sont avertis : le système monétaire est devenu plus compliqué et beaucoup moins transparent qu’à l’époque où les gens pouvaient échanger leur argent contre des pièces d’or. Il fonctionne tout différemment.

L’argent scriptural

Dans les magasins ou aux stations-service, nous payons avec notre carte de crédit. Nous recevons notre salaire sur notre compte courant, nous réglons notre loyer à partir de ce compte. Même pendant les vacances, nous n’avons guère besoin d’argent liquide. La plupart du temps, lors de ces payements, l’argent ne circule pas, il se produit juste des changements dans la comptabilité des banques concernées. Nous payons donc avec de l’argent «scriptural», c’est-à-dire avec de l’argent qui figure dans les livres de comptes des banques. Ainsi les banques d’affaires peuvent créer presque autant d’argent qu’elles veulent quand elles accordent des crédits. Doivent-elles pour cela falsifier subtilement leurs comptes ? Non.

Voici un exemple : une banque accorde un crédit hypothécaire de 500 francs pour la construction d’une maison. En règle générale, elle ne remet pas de l’argent comptant à son client mais elle porte cet argent à son crédit, c’est-à-dire qu’elle s’engage à lui verser cet argent en cas de besoin. Aucun argent ne circule et la banque se borne à inscrire dans ses comptes sa promesse de payement qui est utilisée comme de l’argent liquide. Le payement des factures de l’architecte et des entrepreneurs s’effectue de la manière suivante: La banque fait transiter les montants (la «promesse de paiement») d’un compte vers les autres. A son tour, l’architecte paie ses employés selon le même procédé. La banque en question, ou une autre, fait passer l’argent (la «promesse de paiement») de son compte vers les autres. A leur tour, les employés paient leur loyer de cette manière. Depuis l’engagement financier originel de la banque lié à l’hypothèque, il s’est créé de l’argent qui s’est mis à circuler indépendamment du crédit.

La banque qui a accordé le crédit va-t-elle jamais s’acquitter de sa promesse de paiement ? Non. Elle doit juste tenir à la disposition de son client un petit montant de billets au cas où celui-ci prélèverait de l’argent au guichet ou au distributeur automatique. Mais ce n’est pas si fréquent, si bien qu’aujourd’hui l’argent est fait à 95% de monnaie scripturale des banques et à environ 5% d’argent liquide qui relève de la compétence de la banque centrale.

Les banques d’affaires peuvent ainsi créer elles-mêmes presque à volonté de l’argent au-delà de leur capacité de crédit. La seule limite consiste dans le peu d’argent liquide qu’elles doivent tenir à disposition pour les prélèvements des clients. Si elles n’en ont pas assez, elles peuvent en obtenir de la banque centrale. Elles ne peuvent se le procurer qu’après avoir sollicité un crédit mais la banque centrale ne va guère le leur refuser si elle ne redoute pas immédiatement une inflation.

Autrefois, les clients de la banque commençaient par verser leurs économies et ensuite la banque en prélevait une partie pour la prêter sous forme de crédits, avant tout à des personnes qui voulaient faire un investissement. Aujourd’hui, la banque crée cet argent elle-même. Avec la construction de la maison naît la valeur réelle qui couvre le crédit qui avait été créé à partir de rien.

Conséquences

On comprend immédiatement pourquoi les banques centrales ont tant de peine à réguler la masse monétaire. C’est parce que les diverses banques créent elles-mêmes de l’argent. Ce processus de création de monnaie est opaque et difficile à réguler parce que chaque banque a sa propre conception des affaires. Les banques centrales ont trop souvent vu échouer leur politique monétaire (qui est de plus en plus impuissante). C’est pourquoi, aujourd’hui, les banques centrales ne régulent plus vraiment la masse monétaire mais tentent d’exercer une influence sur l’économie surtout en modifiant artificiellement les taux, par exemple, en mettant leur argent à disposition presque gratuitement.

Inégalité

Binswanger évoque d’autres particularités du système actuel : un emprunteur qui contracte un crédit auprès d’une banque doit payer régulièrement des intérêts et rembourser le prêt, la plupart du temps en plusieurs versements. En revanche, la banque qui crée elle-même dans sa comptabilité l’argent du crédit n’a pratiquement pas de frais. Pour Binswanger, cette «asymétrie» est la raison principale pour laquelle les affaires financières sont devenues si lucratives au cours des dernières décennies et que les salaires sont tellement élevés dans ce secteur: «En 1980 encore, aux Etats-Unis, le rapport entre le revenu moyen d’un ouvrier et les revenus les plus élevés était de 1 : 41. Aujourd’hui, il est de 1 : 560. La création démesurée de monnaie a surtout profité à ceux qui travaillent dans le secteur financier.»

Système dangereux

Le lecteur profane va peut-être penser ceci : si une banque peut créer elle-même l’argent des crédits qu’elle accorde, pourquoi rencontre-t-elle des difficultés lorsqu’un ensemble de débiteurs ne peuvent pas rembourser leurs dettes ? Selon les règles comptables du Code des obligations suisse, la banque doit comptabiliser ces crédits comme des pertes et celles-ci peuvent prendre d’énormes proportions lors d’une crise. Dès que les pertes dépassent les fonds propres, autrement dit dès qu’elles ne peuvent plus être couvertes par les fonds propres, la banque doit informer le juge des faillites, même lorsqu’elle a encore suffisamment d’argent en caisse. (1) C’est pourquoi les banques – selon les réformes récentes – doivent posséder davantage de fonds propres (afin de pouvoir mieux couvrir des pertes futures). Cependant cela ne change rien au «système».

Les mécanismes évoqués ci-dessus rendent notre système monétaire instable et dangereux : d’une part, il permet aux banques d’accorder à la légère des crédits en créant de l’argent et de faire des profits importants ; d’autre part, cela entraîne des conséquences pour les banques quand des débiteurs privés ou des Etats qui se sont imprudemment endettés dans ce système ne remboursent pas leurs prêts. Trop souvent, la banque centrale ou l’Etat, c’est-à-dire les contribuables, doivent leur venir en aide. Le sauvetage consiste en ce que les banques qui se sont mises dans cette situation critique reçoivent de nouveaux fonds propres (par exemple de l’Etat) ou que les crédits (ou les titres) toxiques sont transférés dans une banque poubelle (bad bank) créée par la banque centrale à cet effet. Les deux procédures ont été appliquées en Suisse dans le cas de la presque faillite d’UBS.

En résumé : dans le système actuel, les banques d’affaires ont une grande marge de manœuvre pour créer de l’argent par le biais des crédits. Notre argent est constitué à 95% de monnaie scripturale et à 5% d’argent liquide provenant de la banque centrale. Cela nous permet de répondre à notre question de départ, à savoir comment il est possible qu’en Allemagne, la masse monétaire ait augmenté 8 fois plus que l’économie et pourquoi aujourd’hui les banques centrales ont tant de peine à réguler la monnaie si bien que des quantités énormes d’argent circulent autour du globe et que des crises financières se déclenchent sans cesse et à intervalles de plus en plus rapprochés.

La faute incombe au système

Binswanger ne critique pas avant tout la politique monétaire inefficace de Greenspan, Bernanke, Trichet, Hildebrand et Cie, qui n’ont pas réussi à maîtriser vraiment la masse monétaire hypertrophiée. Pour lui, la faute incombe au système et il faut y remédier.

Mais ce n’est pas tout. Binswanger ne serait pas Binswanger s’il n’avait pas approfondi la question et n’avait pas intégré à ses réflexions la croissance économique et l’écologie.

Quel rôle l’argent joue-t-il dans l’économie moderne et pourquoi est-il urgent que les banques centrales contrôlent véritablement la monnaie ?

La monnaie est beaucoup plus qu’un instrument nous permettant d’acheter des biens et d’épargner. C’est le moteur de l’économie moderne et les banques en sont les «postes de commande». C’est ce que dit Hans Christoph Binswanger, directeur de thèse de Josef Ackermann, P.-D. G. de la Deutsche Bank, qui est sans doute le banquier le plus connu d’Europe.

Faut-il empêcher la création de monnaie ? Non. Pour Binswanger, il ne s’agit pas de l’empêcher mais de la réguler, de chercher à savoir de quelle quantité d’argent frais l’économie a besoin pour se développer sainement.

L’économie moderne a besoin d’argent frais, mais pas comme aujourd’hui sans contrôle et de manière excessive, ce qui stimule artificiellement la conjoncture et la croissance, les fait constamment s’effondrer et ne cesse d’approvisionner le «casino financier» global en une quantité énorme de nouveaux «jetons».

Continuons d’accompagner Binswanger dans son excursion à travers le monde de l’argent. L’économie capitaliste a besoin d’argent frais parce qu’elle doit croître. Binswanger parle de la nécessité de la croissance. Une croissance zéro ferait échouer l’économie de marché. Pourquoi ? Prenons quelques exemples.

Nécessité de la croissance

Une entreprise a l’intention de développer un nouveau produit et de le commercialiser. De long préparatifs sont nécessaires qui peuvent durer plusieurs années. Le produit doit être mis au point puis testé. Il faut de nouvelles machines et un personnel nouveau doit éventuellement être engagé et formé. Il faut planifier les ventes futures. Cela entraîne des frais auxquels il faut faire face longtemps avant que l’on puisse enregistrer des profits. Il faut donc un capital, soit des fonds propres, soit des crédits bancaires. Pendant tout ce temps personne ne sait avec certitude si le nouveau produit aura du succès auprès des consommateurs. Peut-être faudra-t-il le liquider au rabais, ce qui entraînera des pertes importantes qui devront être épongées d’une manière ou d’une autre.

Ainsi Nespresso est aujourd’hui le produit le plus rentable de Nestlé. Les nouvelles capsules avaient déjà été inventées et développées en 1974 et les installations industrielles construites au cours des années suivantes. Puis il y eut des années difficiles marquées par des pertes. Pendant ce temps, Nestlé dut se développer dans d’autres domaines pour compenser les pertes. La décision de mettre fin au projet fut constamment différée et le succès commença en 1995. Depuis lors, le produit fait un tabac. L’entreprise Nespresso fait actuellement un chiffre d’affaires de plus de 2 milliards de francs qui augmente chaque année de 30 à 40%, et elle emploie 4500 personnes.

Les intérêts et le profit compensent les risques

Comme chaque nouveau produit implique un risque, les banques exigent des intérêts pour chaque crédit qu’elles accordent. Et les fonds propres doivent également rapporter des bénéfices, sinon personne ne mettrait à disposition des crédits pour des entreprises aussi risquées. Il existe suffisamment d’exemples de produits qui ont échoué. Même les coopératives sont orientées vers le profit. Elles aussi doivent gagner plus qu’elles ne dépensent pour couvrir les risques variés de la vie commerciale. Si elles ne le font pas, elles risquent la faillite. Ceux qui veulent réaliser un profit supplémentaire pour payer les intérêts des crédits doivent gagner plus qu’ils ne dépensent, et avant tout pour payer les intérêts du capital investi dans les produits qui ne seront commercialisés que beaucoup plus tard. C’est pourquoi la croissance est nécessaire et de l’argent frais doit être introduit dans le système, mais pas comme aujourd’hui.

Selon Binswanger, «Nous avons aujourd’hui dans le monde une croissance moyenne de quelque 5%, ce qui risque de provoquer une catastrophe écologique. L’Europe devrait avoir à l’avenir une croissance très lente tandis que les pays émergents devraient voir leur prospérité augmenter rapidement. En définitive, une croissance de 1,8% suffirait pour faire fonctionner le système.»

Aujourd’hui, dans les pays industrialisés, on vise une croissance d’à peu près 3% voire davantage. Est-ce compatible avec le 1,8% nécessaire au système ? A ce sujet, Binswanger parle de «poussée vers la croissance» (Wachstumsdrang) qui incite l’économie à croître plus qu’il n’est nécessaire et raisonnable. Qu’entend-il par là ? Suivons ses explications.

Poussée vers la croissance

«La poussée vers la croissance se caractérise essentiellement par le fait que les entreprises et les investisseurs, avant tout les actionnaires […], quand ils investissent leur argent, veulent réaliser non seulement un profit minimal mais le profit le plus élevé possible. Cette recherche d’optimisation du profit est renforcée par le fait que […] les profits, et par conséquent aussi les dividendes escomptés, sont d’autant plus élevés que les investissements et l’augmentation de la production sont importants. C’est valable pour toutes les entreprises et donc pour l’ensemble de l’économie.

Cependant cette poussée vers la croissance ne s’arrête pas à la croissance réelle. Dans la dynamique d’accroissement de la masse monétaire, on prend des crédits bancaires qui ne servent pas à financer des investissements productifs (comme dans notre exemple de la construction d’une maison) mais à acheter des actifs spéculatifs dont on suppose que la valeur va augmenter si la demande continue de croître en raison de la constante augmentation de la masse monétaire. Si on les achète maintenant, on peut réaliser un gain quasi gratuitement. C’est particulièrement le cas des actions. Il vaut donc la peine de s’endetter, c’est-à-dire de prendre des crédits et de payer des intérêts lorsque ceux-ci sont bas et que la hausse attendue est plus élevée que les intérêts.

Cette attente est une spéculation et, comme toute spéculation, elle est risquée, en particulier parce que les intérêts des crédits qu’on a pris peuvent augmenter. Ils augmentent quand la banque centrale exige des intérêts plus élevés pour les crédits que demandent les banques pour augmenter leur capacité de crédit. Et les banques doivent alors également exiger des intérêts plus élevés. Les banques centrales augmentent leurs taux lorsqu’elles craignent une évolution inflationniste, précisément à cause de la création monétaire spéculative. Dans ce cas, on en arrive à l’éclatement d’une bulle, à une crise financière suivie d’une crise économique. C’est exactement ce qui s’est passé en 2008 lorsque la Federal Reserve Bank (FED) américaine a fait passer son taux de 1% à 5%.»

Une croissance aux dépens de l’environnement

«Et s’il n’y avait pas de crise financière, tout serait-il pour le mieux ? Non, car la nécessité de la croissance et la poussée vers la croissance ne peuvent se réaliser que s’il existe suffisamment de ressources naturelles (matières premières et sources d’énergie) nécessaires à la production. Et la règle est la suivante: les matières premières et les sources d’énergie peuvent être puisées dans la nature sans que les propriétaires des ressources ne doivent les payer. Leur consommation est gratuite pour eux. Cela équivaut à un endettement vis-à-vis de la nature qu’on n’a pas à rembourser, si bien qu’il est lucratif de s’approprier le plus possible de ressources naturelles et de les exploiter dans la production. En effet, c’est naturellement lorsqu’on peut vendre quelque chose qu’on n’a pas acheté que l’on réalise le plus de profits.

Mais la croissance économique se trouve de plus en plus confrontée à la pénurie à long terme des ressources car elles ne sont pas illimitées. Leur utilisation ne peut donc pas être augmentée à volonté. Contrairement à la monnaie de papier et à la monnaie scripturale que l’homme peut fabriquer, la nature impose ses limites.

Alors que faire face à la vulnérabilité économique et écologique aux crises qui caractérise notre économie ? On ne pourra pas – je le répète – échapper fondamentalement à la nécessité de la croissance tant que l’on voudra – et cela avec raison – conserver une économie fondée sur des entreprises indépendantes qui investissent librement dans l’économie de marché fondée sur la division du travail mais qui sont en conséquence exposées au risque. Personne ne va mettre à disposition de l’argent (capital ou avance) s’il ne peut pas espérer récupérer davantage que sa mise. Il préférera alors conserver son argent plutôt que de l’exposer à un risque.

Toutefois, nous pouvons réduire considérablement la croissance et l’orienter. L’objectif peut et doit être une économie durable qui résiste mieux aux crises et soit plus respectueuse de la nature. Aussi n’échappe-t-on pas à la nécessité de réformes de l’économie réelle, par exemple une ‹réforme fiscale écologique› et une réforme monétaire profonde.»

Que faire ?

Il ne suffit pas de critiquer les responsables politiques et monétaires pour les mauvais résultats de leur action. Il faut modifier le système et il ne s’agit pas uniquement de la monnaie mais de la gestion générale de l’économie.

Binswanger attaque le problème sous deux angles différents :

1.    Il faut réformer la société anonyme

Binswanger voit dans la forme juridique de la société anonyme un authentique moteur de croissance. Il faudrait réussir à corseter cette forme d’association orientée vers la croissance. La société anonyme est un produit des XVII et XVIIIe siècles. Dès le XIXe siècle, on a cherché des moyens d’en limiter la taille lorsque des sociétés comme la Compagnie des Indes orientales étaient devenues gigantesques et constituaient de véritables Etats dans l’Etat. La problématique du «too big to fail» était alors plus aiguë que maintenant. Et Binswanger d’enchaîner :

«Mes réflexions ne sont pas encore abouties, je discute de mon projet avec des praticiens et des théoriciens, mais mon idée est qu’il faudrait répartir le capital des sociétés anonymes en actions nominatives et en actions au porteur. Les premières, qui garantissent des droits de propriété perpétuels, ne doivent pas être négociés en Bourse, et l’être en dehors des Bourses uniquement après un délai de 3 ans. Les actions au porteur, en revanche, sont négociées en Bourse et ont une durée de 20 ou 30 ans seulement. Après, l’entreprise doit racheter ces actions à leur valeur nominale. Cela réduirait la spéculation et supprimerait la pression boursière visant à faire monter sans cesse les actions.» En outre, on devrait encourager les sociétés en nom collectif, les fondations et les coopératives afin de réduire la poussée vers la croissance.

Binswanger ne demande pas, comme Stiglitz ou Roubini, que l’Etat impose l’éclatement de sociétés anonymes gigantesques comme les grandes banques multinationales qui ne peuvent plus guère être gouvernées convenablement et représentent un danger pour l’économie. En tant qu’ordo-libéral, il propose de modifier les règles du marché de manière à ce que les sociétés ne deviennent pas aussi importantes. Un exemple historique permettra d’illustrer le problème. En 1911, la Cour suprême américaine avait fait éclater la Standard Oil Company de David ­Rockefeller en de nombreuses entreprises de moyenne importance. Cette intervention musclée de l’Etat n’a résolu les problèmes qu’à court terme. En effet, certaines des sociétés issues du démantèlement, comme Exxon Mobile (ESSO) et Chevron, sont devenues gigantesques à leur tour. Aujourd’hui, de par sa valeur boursière, Exxon est la plus grande entreprise du monde.

2.    Il faut réformer le système monétaire

Binswanger aborde ensuite le système monétaire au sein duquel les banques font office de postes de commandement. Actuellement, les banques peuvent créer de l’argent à volonté. «La banque centrale doit reprendre le monopole de la création de crédit et de monnaie afin de réguler véritablement la masse monétaire.»

Solution intermédiaire entre l’étalon-or et la «monnaie de papier»

Binswanger : «Il s’agit fondamentalement de trouver une solution intermédiaire entre l’ancien système de l’étalon-or, dans lequel la création de monnaie était limitée par la convertibilité en or de la monnaie de papier et donc par le volume d’or disponible, et le système monétaire actuel qui permet une création illimitée de papier-monnaie et de monnaie scripturale. Revenir à la convertibilité en or – comme certains le proposent – limiterait excessivement la création de monnaie. Inversement, l’actuel système monétaire dans lequel les banques d’affaires ne doivent disposer que d’une petite fraction de la monnaie scripturale en monnaie de la banque centrale ne permet pas de subordonner la création de monnaie à des objectifs d’économie générale.» Alors que faire ? Binswanger envisage deux possibilités:

1.    De l’argent couvert à 100% par la banque centrale

«Je propose de revenir à une ancienne idée de l’économiste américain Irvin Fisher qui voulait que chaque crédit accordé par une banque soit couvert à 100% par de l’argent de la banque centrale. Cela empêcherait les banques d’affaires de créer de l’argent de manière illimitée dans le seul but de réaliser des profits. Le capitalisme serait moins instable et moins vulnérable.» On pourrait adopter cette solution sans modifier la Constitution, dans le cadre des lois existantes. En Suisse, les réserves minimales sont fixées dans la Loi sur la Banque nationale.

2.    Introduction du «Vollgeld»

La proposition va plus loin. Une banque d’affaires qui veut accorder des crédits doit tout d’abord se procurer cet argent auprès de la Banque nationale sous forme d’argent liquide et non de monnaie scripturale. Ainsi, les banques d’affaires n’auraient plus la possibilité de créer elles-mêmes de l’argent en accordant des crédits. Les initiateurs du Congrès appellent cette nouvelle forme d’argent «­Vollgeld». Une telle réforme nécessiterait une modification de la Constitution. L’actuel article 99 stipule que seule la Confédération a «le droit de battre monnaie et d’émettre des billets de banque». Il faudrait donc ajouter l’argent scriptural et préciser qu’il relève exclusivement de la compétence de la Banque centrale.

«Modernisation monétaire»

L’association «Modernisation monétaire» (Momo) récemment créée voudrait faire introduire le «Vollgeld» par le biais d’une initiative populaire. Pour les initiateurs, il s’agit là d’une proposition qui pourrait être reprise par d’autres pays. Les statuts de la Banque nationale devraient être légèrement modifiés. Il faudrait compléter le système des trois pouvoirs – exécutif, législatif et judiciaire – par un quatrième appelé «monétaire». Il serait responsable du système monétaire et émettrait le «Vollgeld». Ainsi, le système monétaire ne serait pas nationalisé, mais la Banque nationale deviendrait une institution de droit public et l’argent un service public.
Nous reviendrons sur le sujet dans un prochain article consacré à l’initiative.

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Note :

(1) Cette règle ne connaît qu’une exception : les banques centrales ne peuvent pas faire faillite parce que le «système» ne fonctionne pas sans elles. La Banque centrale est la seule banque qui puisse continuer à travailler lorsque ses pertes dépassent ses fonds propres.

Bibliographie (en allemand) :

– [vidéo] Handout Referatstext Prof. H.C. Binswanger vom 13.5.2011 in Winterthur : vollgeld.ch
– Binswanger, Hans Christoph (2006) : Die Wachstums­spirale, ISBN 978-3867740720
– Binswanger, Hans Christoph (2009) : Vorwärts zur Mässigung, ISBN 978-3895187834

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