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Le 26 octobre 2009, Michel-Edouard Leclerc répondait aux questions de Stéphane Soumier dans Good Morning Business (sur BFM Radio). Le président des centres Leclerc est revenu sur la crise, les changements de mode de consommation et sur le pouvoir d’achat des Français.

Stéphane Soumier : est-ce que la crise est derrière nous ?
Non, elle est devant nous. Je ne cherche pas à jouer les pessimistes ou les Cassandre, mais il faut savoir que la crise n’a pas été payée. Il y a eu une bulle financière qui a explosé. Il y a 5000 milliards de dollars qui ont cramé quelque part dans le monde. Cela a été soutenu par les États, par des fonds d’investissement, mais maintenant personne n’en a encore payé le prix. Il faut bien se le dire. La crise financière va maintenant toucher l’économie réelle.
Il y a aussi eu des mesures tampons qui font que, notamment en France, la consommation n’a pas explosé, mais elle est fragile, et avec un taux de chômage à 10%, avec une économie réelle qui commence à patiner, contrairement à ce que l’on dit. Dans le BTP par exemple, il n’y a pas de perspective de permis de construire en ce moment.
Je dis qu’il faut rester très agressifs, très attentifs, pour garder cette consommation. Actuellement elle est bonne parce qu’elle a bénéficié d’un effet d’aubaine : la désinflation mondiale.
Et cet effet on en est globalement au bout ?

Voilà. Elle a bénéficié aussi de l’abrogation des lois françaises qui nous empêchaient de vendre moins cher. Jamais les distributeurs ne se sont autant bagarrés sur les promos ou les prix de fond de rayon.
Juste un mot là-dessus. Vous dites que c’est le retour du pouvoir des chefs de rayon. Au cœur des centres Leclerc, je vous ai vu raconter ça. Vous racontez comment il faut aller traverser la rue pour regarder les prix en face, parce qu’on a à nouveau des marges pour jouer sur les prix ?
Oui. Voici une anecdote : mon père a 83 ans. C’est lui qui a fondé les centres Leclerc et il me racontait qu’en allant dans les magasins aujourd’hui, ils voient les gens arriver avec les catalogues, avec les publicités soulignées, et qu’il avait l’impression de se retrouver dans la France d’après-guerre, dans la France du marché noir.

Donc il ne faut pas oublier que s’il y a une France de bobos qui tire le marché vers l’innovation et autre, il y a quand même les trois-quarts des Français, dont le peloton est tiré vers la consommation, qui rament, qui ont peur du futur, et donc ces gens-là, aujourd’hui, ne sont pas prêts à surconsommer. Il faut arrêter de dire de manière grégaire que parce que la crise financière est relativement endiguée, on est sur la reprise. Je le souhaite, on va tout faire pour, mais ne soyons pas naïfs à ce point.

La crise n’est pas payée ?
La crise n’est pas payée, c’est très important de le dire, parce qu’à l’heure où les Français sont invités à se réendetter, au moment où il faut s’acheter une maison ou une voiture, qui va payer les 5000 milliards de dollars qui ont été cramés ? On le sait très bien, ce sont les consommateurs et les salariés qui vont payer, ce sont d’abord eux les plus vulnérables.
Vous reprendriez le ministre allemand des Finances « il n’y aurait aucun sens à parler de mesures d’économie à l’heure où l’on doit donner des impulsions » ?
Il a raison cet homme que je ne connais pas.
Tant pis pour les finances publiques alors ?
Oui, je pense qu’il faut faire du Keynes. Il faut soutenir non pas exagérément la demande, parce que malgré tout les Français ont un taux d’épargne qui est parmi le plus élevé en Europe avec les Italiens, donc ce n’est pas catastrophique. L’idée de l’emprunt pour canaliser cette épargne, pour essayer de la placer sur une politique économique de fond, sur les nouvelles croissances, sur le fait que la SNCF va faire du transport de fret moins cher que le camion, sur le fait que l’on va soutenir un nouveau programme aérien qui économisera du pétrole, a du sens, c’est intelligent.
Mais la consommation aujourd’hui ne vit pas du pouvoir d’achat des Français, ce n’est pas vrai. Il est exsangue et donc il ne faut pas relâcher la tension. Tous nos chefs de rayon et toute la distribution et l’industrie doivent avoir aujourd’hui une attitude guerrière, combative, pour faire bénéficier les Français des meilleurs prix. D’ailleurs, les PDG de Danone et L’Oréal ne disent rien d’autres quand ils expliquent qu’ils sont en train de reformater leur offre. En fait ils sont en train de se dire que c’est Leclerc qui a raison. Il faut aujourd’hui que tous les produits, y compris les produits innovants, qui vont tirer la croissance, restent accessibles pour les Français.
Vous attendez quelque chose de particulier de ces Assises de la consommation ?
Michel-Edouard Leclerc : oui, je voudrais que l’on réfléchisse non pas sur la conjoncture ou les indicateurs qui sortent, mais sur la structure, la nature de la consommation aujourd’hui, parce qu’il n’est pas vrai que l’on soit dans la reprise même si la consommation se tient bien et, nous sommes dans la lecture de ce qui se passe dans la consommation, dans les germes de la nouvelle croissance, toute l’explication de ce vers quoi notre offre, à nous les industriels et les distributeurs, doit aller.
Ce sera un moment-clé de ce débat, j’y participerai tout à l’heure avec d’autres distributeurs et des consommateurs.
On s’est fait très largement l’écho la semaine dernière de deux études très spectaculaires, l’une publiée par votre publicitaire, l’agence Australie, et l’autre par Euro RSCG CNO, qui disent toutes les deux la même chose : « il y a une rupture dans le plaisir à consommer ». Le plaisir à faire ses courses a disparu. Comment analysez-vous cela ?
C’est une conséquence de ce que l’on appelle la crise.
On a l’impression que ça va plus loin qu’une simple conséquence ! Que la crise sert de catalyseur et d’accélération d’un truc que vous sentiez depuis un moment.
Vous avez le mot-clé, c’est un accélérateur. Depuis une dizaine d’années, la consommation est en vraie mutation, c’est-à-dire que l’on a véritablement en germe des questions de sens, dans la consommation courante. Ce n’est pas simplement l’effet marketing des politiques d’industriels qui se donnent un supplément d’âme ici, un petit côté écolo là, non. La demande sociale est en train de changer et après ces trois décennies d’acquisition, de volonté d’acquisition pour accéder à la propriété, pour avoir une voiture pour épater le voisin, on a maintenant la question de fond, est-ce que j’en ai vraiment besoin, à quoi ça sert, est-ce que c’est utile.
Dans ce questionnement il y a un retour de la rationalité, par rapport au désir, à l’envie. Toute chose ne s’oppose pas, ce n’est pas si simple, mais il y a aujourd’hui un fondement rationnel dans la démarche de consommer. C’est une très bonne chose ! Non seulement le temps des gogos est fini, ce qui veut dire que sur le plan de la publicité, il faut devenir intelligent, mais c’est aussi quelque chose qui fait patiner le marché. Il n’y a plus une réponse toute simple de l’offre par rapport à la demande ou vice versa. C’est ce qui vous explique toutes ces statistiques hiératiques, il y a des coups où ça marche et d’autres où ça ne marche pas.
Alors pourquoi est-ce qu’on nous dit que le consommateur est aujourd’hui en quête de sens, et c’est vrai que Euro RSCG CNO par exemple, nous parlait d’exigences même sur la façon dont les entreprises traitent les salariés, et que, derrière, votre seule bataille c’est le prix ?
Non, ce n’est pas ça ma bataille. Ma bataille c’est de rendre mes produits accessibles et le prix est une condition sine qua none. On voit bien, sur le marché, il y a plein d’innovations, en matière de technologies par exemple, avec le smartphone par exemple, un succès qu’on ne pensait pas voir arriver si vite, surtout à un prix aussi élevé. Et il y a aussi le bio, le commerce équitable, les produits qui font sens, qui sont dans la nouvelle donne de la réflexion sur la planète. Ce marché est tiré par des bobos qui font le maillot jaune, qui lancent les marchés. Cela se passe à Neuilly, chez Monoprix, chez Leclerc dans le haut de gamme ou dans le textile chez Zara, et après il y a un peloton, et ce peloton s’étire ou se rapproche du maillot jaune selon son pouvoir d’achat.
Le marché va donc être réactivé par de nouvelles offres, qui font sens la plupart du temps. Derrière il faut les rendre accessibles. Mon combat c’est cela. Là-dessus, j’ai 60 ans de capital confiance sur les prix. Donc évidemment c’est payant pour les centres Leclerc, mais je ne dis pas ça pour ma publicité, je dis simplement ça parce que c’est un modèle gagnant. C’est un modèle gagnant dans l’aérien avec le low cost, c’est un modèle gagnant au sein des mutuelles, dans les assurances. C’est un modèle gagnant dans l’accès à la location, à la voiture.
Mais c’est dangereux de systématiquement tirer les prix vers le bas… Avec quoi investit-on ?
Être le moins cher sur chaque niveau de gamme, y compris dans le haut de gamme, ça ne veut pas dire tirer les prix vers le bas. Ce que je veux dire c’est que le droit d’accès en est facilité. Cela ne sert à rien de renouveler l’offre si derrière la queue du peloton, bridée par son pouvoir d’achat, ne peut pas y accéder.
Qu’est-ce que ça change en matière d’hypermarchés, supermarchés, petites surfaces, grandes surfaces, immenses trucs dans lesquels on se perd ? Est-ce que ces magasins représentent encore pratiquement 50% des ventes aujourd’hui ?
Oui et là les mutations sont beaucoup plus lentes que ce que l’on dit, parce que comme nous le disions tous les deux en aparté, les médias, l’information sont grégaires. On disait il y a dix ans de l’hypermarché qu’il était mort, puis après on a dit l’année dernière que le hard discount était fini. Maintenant on dit « vive la proximité », en oubliant que dans la proximité il y a aussi le hard discount.
En fait, on va vers une distribution qui est plurielle, qui est beaucoup plus riche, très diversifiée, avec Internet direct sur lequel il faut compter, qui est de la vente par correspondance, ou Internet drive, comme le font Leclerc, Auchan.

C’est-à-dire que l’on passe en voiture et on récupère ses courses précommandées par Internet ?

C’est ça. Tous ces formats de distribution vont se multiplier. Leclerc, par exemple, a très clairement une stratégie multicanal, c’est-à-dire avec l’hyper toujours en navire amiral, des diversifications avec des espaces culturel, multimédia, parapharmacie, et à côté de l’hyper, l’Internet drive, et demain l’Internet absolu. Donc c’est multicanal mais il n’y a qu’une seule philosophie : être le moins cher sur l’ensemble de ces canaux de distribution.
C’est ce qui va multiplier les points de rencontre avec les consommateurs. Je pense que c’est très important que l’on ait un climat qui nous offre la possibilité de rencontrer le consommateur sur des labels confiance, quel que soit le canal, quel que soit le mode urbain, rural, attractivité ou fidélité. L’important aujourd’hui, c’est que le climat social nous permette de tenir la consommation.
C’est vraiment la clé du message, c’est-à-dire que ça n’est pas forcément un appauvrissement de l’offre, mais il faut que le sommet du panier reste accessible pour l’ensemble des Français. Il y a un autre élément qui vous inquiète justement vous en matière de consommation, c’est le message que l’on envoie en matière de fiscalité, l’ensemble du pataquès fiscal dans lequel on a baigné la semaine dernière, ce n’est pas bon pour vous ?
Je ne cherche pas à être populiste ou démago, mais puisqu’on dit que les Français qui ont le plus de pouvoir d’achat tirent la croissance, lancent les nouveaux produits et leur donnent un nouveau marché, il faut regarder le message qui passe aujourd’hui, entre tous ces discussions sur la fiscalité, aussi bien la fiscalité sur le revenu, éventuellement l’abrogation du bouclier fiscal, de l’ISF ou pas, les taxes carbone, les taxes sur les billets d’avion… Toute cette cacophonie qui monte ! C’est clair qu’aujourd’hui, avant d’acheter une maison, avant de renouveler l’achat de sa voiture, on ne sait pas à quelle sauce on va être mangé.
C’est vrai, ce sont les happy fews qui se posent ces questions-là, mais d’un autre côté, on a déjà la question de fond de savoir si on va avoir une augmentation de salaire, si on aura un emploi ou si on aura des allocations à la fin de l’année. Donc tout cela se rejoint pour constituer une alerte sur le pouvoir d’achat, ce qui est terriblement anxiogène, pour paraphraser Monsieur Rochefort du Credoc.


Une question purement politique, et je m’en excuse presque de vous la poser, et vous avez tout à fait le droit de me renvoyer dans mon coin, parce que je me dis qu’en termes de rapports père/fils, vous devez en connaître un rayon…
Je vous vois venir…
Comment expliquez-vous ce qui s’est passé ? Est-ce qu’à un moment vous avez été déboussolé en termes de valeurs ? Et deuxième point, est-ce que quelque chose a dérapé dans les rapports entre Nicolas Sarkozy et son fils ?

Je suis complètement déboussolé par les dysfonctionnements des élites françaises, politiques, économiques, s’agissant aussi bien des politiques de revenus, des bonus, etc., que de la manière dont les élites cherchent à se reproduire d’une manière générale, à droite comme à gauche. Je suis complètement fasciné. Cela fait trente ans que des sociologues, qui sont imbuvables à lire, type Bourdieu-Passeron, ont expliqué le mécanisme de reproduction des élites. On est en plein dedans, on continue à le faire.
Ce n’est pas un phénomène franco-français, ce n’est pas dû à Sarkozy, ce n’est pas dû à Mitterrand, c’est un phénomène occidental. Il se produit aussi dans les pays de l’Est, puisque la nouvelle croissance se fait sur ce modèle-là. Ce qui est dramatique, ce n’est pas tant la persistance du modèle de caste, que l’on voit bien aujourd’hui, que le fait que notre société n’offre pas d’autres systèmes d’accès à la décision, au bonheur, à la richesse, à la réussite. Il y a très peu d’ascenseur social en France.
On disait que l’Internet, les nouvelles technologies, allaient le permettre. Cela a probablement créé des opportunités. Il y a plus de happy fews dans le domaine aujourd’hui des médias, du Web, même de tout ce qui est économie marchande autour des nouveaux thèmes porteurs que sont la musique, le sport, etc., mais fondamentalement, les postes de réussite ne sont toujours pas ouverts aux fils de salariés, aux fils d’ouvriers. Les fils d’instituteurs restent dans la filière des instituteurs, les médecins aussi, les chefs d’entreprise aussi. C’est un système qui est totalement fermé, bloqué, et l’image symbolique que nous a donné ces derniers temps l’actualité est dramatique pour l’espérance et le modèle social. Il n’y a plus de modèle social. On a tous un désir de politique, on a un désir de vivre ensemble, mais ça, ça le sabote. Radio BFM
(Merci à Pakc)

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