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Cyber Aphrodite

Une nouvelle de science-fiction signée Father McKenzie, lecteur émérite. [1ère diffusion : mai 2008] [version re-corrigée]

Le 28 Août 2014 dans l’aprés midi, l’équipe du Professeur Landroff du laboratoire de Nanotechnologie de l’Université de Sacramento ignore encore qu’elle va entrer dans l’Histoire.
Depuis une heure, ils n’en croient pas leurs yeux et hésitent à déboucher le champagne. En métallisant l’intérieur de nanotubes de carbone avec des particules de nickel, par pure curiosité et sans bien savoir où elle allait, l’équipe vient de fabriquer une substance aux incroyables propriétés optiques.
Déposée sur une surface quelconque, et en fonction de l’agencement donné par un léger champ magnétique, ce composé en modifie l’apparence dans une illusion parfaite : selon la direction du champ, les cubes prennent l’aspect de sphères, de pyramides, ou d’octaèdres. Mieux encore, selon l’intensité, ils peuvent changer de couleur, passant par toute l’étendue du spectre colorimétrique et finissant par devenir tout bonnement invisibles à l’œil humain sous un champ de 666 microteslas…
Le professeur Landroff vient ni plus ni moins de découvrir  la poudre d’invisibilité…
Ce composé connait rapidement par la suite un avenir si prodigieux qu’il change la face du Monde et la vie en société, ouvrant la voie aux changements radicaux que nous connaissons de nos jours. Car cette première découverte fut suivie de biens d’autres toutes aussi stupéfiantes : applications à l’informatique quantique, fusion froide, supraconducteurs à température ambiante, maitrise de la gravitation…
Premier de ce qui fut appelé plus tard les “produits sorciers”, les nanotubes Landroff allaient déboucher sur des applications insoupçonnables au moment de leur création, mais dont l’une au moins a bouleversé nos vies actuelles.
Si les nanotubes Landroff avaient été découverts un demi-siècle plus tôt, leur destin aurait été tout autre : les applications militaires de l’invisibilité ou du camouflages à formes variables sont si évidentes que la première idée qui vint à Landroff ce 28 Août fut qu’en recouvrant un engin militaire de ce produit en en induisant le champ adéquat, on pouvait investir une ville sans même être vu.
Or Landroff, vieux bonhomme excentrique, ex-hippie, connu pour son penchant pour le Bourbon, les jeunes préparatrices et les hamburgers aux ananas, était un anarchiste convaincu et un antimilitariste enragé. Il se couvrait d’urticaire à l’idée qu’une de ses découvertes puisse etre récupérée par l’Armée, fut-ce celle de son pays.
En 2014, Internet était entrée dans la banalité du quotidien, et les publications scientifiques se faisaient désormais instantanément sur le Web, dans une course sans freins et dans la peur panique d’être doublé. D’autre part, la technique de fabrication des nanotubes “L” était d’une grande simplicité technique : Julius Landroff publia sa découverte dès le surlendemain, sans même déposer de brevet, conformément à ses opinions libertaires.
Après quelques vérifications, le produit fut immédiatement copié par toute la planète.
L’Histoire n’a pas retenu le nom d’Albecht Schmidt, chef du service de cosmétologie des Laboratoires Plantier et Kofmann, à Lausanne, mais son banquier lui a longtemps voué un culte fanatique. C’est lui qui, dans les semaines qui suivirent, eut l’idée apparemment saugrenue qui allait modifier la vision que l’Amérique et le Monde ont désormais d’eux-mêmes. Maria Schmidt, son épouse était chercheur dans un laboratoire de microphysique. Elle fut parmi les premières à mettre au point une quantité non négligeable de nanotubes L. Au cours d’une discussion, son mari lui posa les deux questions suivantes :

  • Est il possible d’inclure ces nanotubes en suspension dans une émulsion où, maintenus par le mouvement brownien et une émission magnétique constante, ils pourraient conserver un emplacement prédéterminé ?
  • Est il envisageable de moduler cette émission de façon complexe afin d’obtenir des formes d’aspect organique ?

Maria et Albrecht travaillèrent six mois de concert avant d’obtenir une réponse qui prit la forme d’un kit cosmétique révolutionnaire, composé d’un petit boitier informatique de la taille d’une montre émettant des ondes magnétiques d’une part, et d’autre part d’une crème parfumée à base de silicone et de graisse de cheval.
La crème de beauté permettant d’avoir le visage de son choix venait de naître.
Commercialisée immédiatement par Plantier et Kofmann sous le nom de Belavatar, les premières versions ne comprenaient qu’un nombre restreint de visage préformatés. Alain Delon et Claudia Schiffer, démarchés parmi d’autres stars, acceptèrent de vendre les droits de leur visage rajeuni et quelque peu idéalisé.
En quelques semaines, le monde entier fut peuplé de créatures au visage parfait, même s’il était étrange au début de croiser des milliers d’Alain Delon dans les rues de Tokyo, alors qu’on venait d’en quitter autant dans celles de New York.
Parfois aussi, sous l’influence d’interférences magnétiques, les gens prenaient l’aspect de monstres bizarres, de caricatures étranges. Leur tête se mettait à rapetisser, à grossir ou à palpiter, à prendre l’aspect de volumes divers, de cubes simples ou d’enchevêtrements de patatoïdes aléatoires aux couleurs changeantes, rappelant assez les champignons à la grecque ou les métastases.
On se souvint longtemps, entre autres, des effets comiques — ou horrifiants, c’est selon — de l’orage magnétique du 2 Avril 2023, durant lequel l’hémisphère nord, balayé par un intense vent solaire, fut peuplé pendant quelques heures de millions de personnages de film gore dont les moins chanceux avaient un faciès de mouche ou la tête de Bob l’éponge.
On finit rapidement par mettre au point le produit parfait que vous connaissez aujourd’hui, avec sa large gamme programmatique personnalisée, qui permet à tous d’avoir l’aspect d’un Dieu de l’Olympe, éternellement jeune ou – si le coeur nous en dit – de devenir aux yeux de tous le parfait sosie de Babar l’éléphant.
La crème corporelle apparut bientôt, complétant ainsi l’illusion en l’étendant à l’intégralité du corps humain.
Fabriqué en masse, les kits Belavatar 2, 3 puis bientot 64 ne cessèrent de se perfectionner. Même si le modèle de base Alain Delon — légérement revisité sous l’appellation Alain XP ed Familiale — est toujours très apprécié en Asie, ou que la variante “Spécial Graphicard Detail Rocco Sifredi XXL 2018″ bat toujours les records de vente planétaire, les produits Belavatar sont désormais hautement diversifiés et leur diffusion globale les a mis à portée de l’ensemble du monde développé et des nations moins favorisées.
C’est cette adaptabilité étonnante et l’immense besoin de modifier son apparence, besoin insoupçonné avant qu’il puisse être comblé qui a peut-être eu la conséquence la plus inattendue et la plus importante sur nos modes de vie. Il apparut clairement et dès le départ que les versions “colorisées” des kits Belavatar ne rencontraient qu’un faible succès commercial.
L’aspiration de la clientèle mondiale à devenir beau et jeune camouflait aussi un autre besoin, caché un peu honteusement, celui de devenir blanc.
Dès les premiers mois, les Laboratoires Plantier-Kofmann réalisèrent que leurs premier marché était la Communauté Noire Américaine, laquelle disparut de fait en l’espace de deux ans, le temps, non de se persuader des avantages d’un changement d’apparence, avantage dont elle était manifestement convaincue d’avance, mais seulement de la fiabilité du produit.
En moins d’une décennie, c’est la quasi totalité des différences ethniques extérieure qui fut abolie. Ce n’est désormais plus qu’une illusion esthétique reposant sur un consensus de bal masqué.
La Terre est devenue un gigantesque Carnaval vénitien où les identités sont variables et toujours parfaites. L’humanité entière, sauf en quelques endroits reculés, a maintenant la peau légèrement halée et lisse d’un printemps perpétuel, et l’homme est une statue grecque habité par une infinité d’âmes.
Bien sur, quelques originaux se déguisent en calamar fluo, en raie intergalactique ou en Frankenstein, mais il s’agit d’une minorité ludique qui ne trouble en rien le choix de l’immense majorité d’être, une vie durant, beau, jeune, du sexe que l’on souhaite. Et surtout blanc.
Curieusement, les idéaux humanistes de Julius Landroff ont triomphé, le racisme n’existe plus. Et l’homme, s’il n’a pas gagné en sagesse, a gagné en plaisirs. Mais les voies que le destin a emprunté n’étaient surement pas celles sur lesquelles comptaient les idéalistes du temps.

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