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Pour chaque commerce de bouche qui s’installe dans une banlieue populaire, des autochtones qui n’avaient rien demandé « se retrouvent souvent à devoir aller plus loin, quitte à avoir des logements plus petits, moins confortables, quand ce n’est pas l’hôtel ou la rue. Une colonisation par l’argent », nous dit Anaïs Collet, sociologue spécialiste de la gentrification et autrice d’un livre sur l’embourgeoisement d’une autre banlieue parisienne, Montreuil (Rester bourgeois, la Découverte, 2015). A Aubervilliers, « en 2019, plus de 60% des actifs de la ville relèvent des classes populaires (contre 25 % dans Paris), étant soit ouvriers soit employés, avec des conditions de travail parfois difficiles ou en horaires décalés. Une part importante des habitants sont inactifs et sans revenus du travail », insiste-t-elle.

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Pour ne donner qu’un exemple, en octobre 2022, Talla Dieye, propriétaire du « tierslieu » les Chambres (en réalité, un restaurant et studio de tatouage avec cours de yoga et de céramique) a été victime d’une agression à la suite d’un conflit de voisinage. « Ils ne veulent pas de nous», a affirmé le propriétaire, ex-consultant en transformation des entreprises, au Parisien. Sans doute avait-il vu juste…

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La Blague, par exemple, une cantine associative adossée à la Maladrerie (mille logements sociaux de style brutaliste, menacés de destruction après abandon des pouvoirs publics) propose tous les jours un repas végétarien avec des légumes locaux et bio. On y a mangé la meilleure polenta aux blettes du monde, avec un petit gâteau à l’orange et un café, tout ça pour 15 euros. Pas donné quand on gagne le smic (et inaccessible quand on est au RSA), mais on peut aussi y manger un curry de lé- gumes (4 euros) ou juste une gaufre (1 euro)… Surtout, ce lieu dispense des cours de français, propose une aide aux devoirs gratuite et met à disposition une salle de jeux pour les ados avec quelques ordis. Or, en discutant avec la présidente, Jessica Servières, elle admet que la Blague ne fait pas carton plein tous les jours. Anaïs Collet en donne une hypothèse rafraîchissante: «Les milieux ouvriers peuvent aussi avoir envie d’être entre eux par moments! Un certain degré d’entre soi n’est pas forcément néfaste et permet à chacun de s’y retrouver, pour se restaurer entre gens avec qui on se sent bien. Et les goûts et les besoins alimentaires ne sont pas les mêmes selon les milieux. Un curry de lé- gumes? Pour quelqu’un qui travaille physiquement, ça ne suffit pas. Or on attend souvent des milieux populaires qu’ils viennent se mélanger, sans questionner leurs besoins ou leurs préférences. Dans les classes moyennes gentrifieuses, la mixité est un impératif, un mot d’ordre chargé de valeurs morales, qui se traduit bien souvent par le projet de faire venir des classes populaires dans des espaces conçus et occupés par les classes moyennes, rarement par le mouvement inverse.»

Ces réticences à se rencontrer sont d’autant plus grandes lorsque entrent en jeu des lieux culturels, notamment les centres d’art contemporain.

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Y a-t-il néanmoins de la « mixité » ? « On peut s’en tenir à une simple coexistence, c’est-à-dire des populations qui se côtoient dans des espaces publics ou des immeubles. Ce qui est déjà pas mal, ajoute Anaïs Collet. Les classes populaires circulent souvent dans les milieux aisés mais l’inverse n’est pas vrai. Et cela fait du bien de se décrasser la rétine. Mais tout ça n’a qu’un temps ; car dans ce côtoiement, il y a des rapports inégaux d’appropriation de l’espace. Cette inégalité n’est pas qu’économique. » Et voilà que notre petit monde pétri de certitudes s’écroule. Vouloir que les milieux se mélangent, n’est-ce pas une posture ultimement bourgeoise ?

[…] Libération

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