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Les navires humanitaires sauvent des milliers de vies en Méditerranée, mais en leur absence, il n’y a pas forcément plus de morts. Enquête sur un paradoxe.

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Les ONG martèlent pourtant dans leurs campagnes de lever de fonds qu’il faut donner « pour que la Méditerranée cesse d’être un cimetière », comme si l’essentiel du fardeau reposait sur leurs seules épaules. Certes, à première vue, le bilan de leurs actions semble se passer de commentaires. L’Ocean Viking a secouru 2 832 personnes en 2021, annonce SOS Méditerranée. Le total pour toutes les ONG actives dans le canal de Sicile en 2021 dépasse les 10 000 migrants sauvés.

Effet pandémie

Mais seraient-ils tous morts noyés, si les humanitaires n’avaient pas été là ? Paradoxalement, le nombre de péris en mer n’augmente pas systématiquement quand ils se retirent du théâtre des opérations. L’examen des données très détaillées compilées par l’Office des migrations internationales (OMI) dans sa base Missing Migrants laisse songeur. À des périodes et à des endroits précis, où les navires humanitaires avaient cessé d’opérer, le nombre de morts, loin de s’envoler, baisse parfois.

En mai 2020, par exemple. Pandémie de Covid oblige, aucun navire humanitaire ne croisait au large de la Libye. L’OMI recense 11 morts dans la zone, contre 65 en mai 2019 et 157 en mai 2021. Idem en octobre 2018. Malgré une très faible activité des ONG, le mois a été relativement calme, avec 7 morts seulement en Méditerranée centrale, contre 166 en octobre 2017. « La plupart des navires d’ONG de recherche et de sauvetage restent empêchés d’accomplir leurs missions en Méditerranée centrale », écrit SOS Méditerranée le 14 juillet 2021. Bilan du mois, 263 péris en mer. C’est deux fois plus qu’en juillet 2022, mais deux fois moins qu’en juillet 2018, alors que SOS Méditerranée, Sea Watch et MSF étaient en action.

(…) « Les humanitaires que j’ai côtoyés à bord de l’Aquarius (le prédécesseur de l’Ocean Viking, NDLR) se posaient peut-être des questions, mais ils n’en parlaient pas entre eux », raconte une documentariste. C’est ce que deux chercheurs appellent « l’ignorance volontaire », dans un article publié en 2022 dans Migration Studies, intitulé « Sanctuaires flottants, l’éthique des opérations de recherche et secours en mer ». 25 humanitaires opérant en Méditerranée ont accepté de leur parler, sous le couvert de l’anonymat. Soupçon de trafic de femmes destinées à la prostitution, discussion prolongée avec des passeurs, trafiquants dissimulés parmi les migrants… Parfois, il vaut mieux ne pas creuser. « Il y a un bateau en détresse », raconte l’un d’entre eux, « je ne veux pas en savoir plus, c’est un choix conscient […], pour me protéger moi et pour protéger les gens sur le bateau ». « Nous devons vivre avec ça, raconte un autre. Nous sommes une partie de la chaîne. Les trafiquants, les passeurs, les contrebandiers, appelez-les comme vous voulez… Ils connaissent notre existence et ils ne sont pas stupides. C’est un système pervers. » Même au cœur du système, certains doutent.

Le Point

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