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Dans V 13 (essai couronné par le prix Aujourd’hui 2022), grand récit du procès du vendredi 13 qui fit basculer la France dans le sang et la stupeur, Emmanuel Carrère ne tombe pas dans cet aveuglement pathologique de l’intelligentsia française. Il prouve qu’on peut chercher à comprendre sans essayer d’excuser. Avec sa capacité d’empathie hors du commun, son génie de la narration et un talent certain pour rendre intéressant les détails les plus techniques, l’écrivain déplie sous tous les angles les quelques heures d’épouvante qui ont frappé Paris il y a sept ans. Lui qui était parvenu dans D’autres vies que la mienne à nous intéresser aux travaux obscurs d’un tribunal d’instance, parvient à nous passionner pour ce procès hors norme décrit comme une « expérience unique d’effroi, de pitié de proximité, de présence ».

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Ce livre nous plonge donc dans les tourments d’une conscience occidentale face au retour du mal. Emmanuel Carrère, l’écrivain chéri de L’Obs , est un bobo et il le sait. Il connaît ses propres biais idéologiques et les expose, et c’est ce qui fait tout le sel de ce récit. Il sait que si ce procès est si intéressant, c’est parce qu’il a touché des enfants du 11 e  arrondissement, diplômés des classes supérieures, aux parents éloquents et magnanimes à la barre. Il admire la force d’âme de Georges Salines, le père de Lola, fauchée le 13 Novembre, qui décidera d’écrire un livre avec le père de Samy Amimour, kamikaze du Bataclan. Mais il ne méprise pas pour autant la « fureur archaïque » de Patrick Jardin, père d’une régisseuse du Bataclan tuée elle aussi, dont il reconnaît que la « voix morose et sans pardon » est une présence nécessaire. Il juge que le « Vous n’aurez pas ma haine » est « un discours trop unanime et vertueux pour être absolument honnête » . Il relève le deux poids, deux mesures qui soutient notre attention extrême à ce moment judiciaire :« Imaginez que les victimes aient été des catholiques intégristes, fauchés à la sortie de Saint- Nicolas-du-Chardonnet, ou des punks à chiens abattus au dernier sous-sol du forum des Halles : on les aurait plaints, bien sûr, mais les trentenaires qui boivent des mojitos aux terrasses en tirant sur leur cigarette électronique ne se seraient pas autant identifiés. »

C’est toute la force de Carrère que cette capacité de se mettre à la place de l’autre, de nous faire ressentir les émotions de ces vies particulières. Il est encore meilleur quand il parvient à se départir de ce rôle d’éponge universelle. Par exemple, quand il livre une forme de mea-culpa sur la question de l’immigration. Dans son précédent livre, Yoga , il racontait son séjour dans l’île grecque de Léros et dressait un portrait sympathique des migrants qu’il y avait rencontré. Or il se trouve qu’Osama Krayem, Sofien Ayari et Ahmad Alkhald, trois des protagonistes des attentats, sont passés à Léros, un an avant qu’il y séjourne. «  Rien ne les distinguait des garçons que j’ai connus là-bas. Ils étaient peut-être aussi attachants, leurs récits aussi convaincants », reconnaît Carrère, qui s’interroge  : « Est-ce que je n’aurais pas écrit au sujet d’Osama Krayem, des pages pleines de confiance et de compassion ? »

Le Figaro

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