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Le débat sur la régularisation pour l’agriculture a fait réapparaître une culture coloniale, intéressée et mercantile dans les rapports entre l’Italie et les Africains. Et une résistance féroce au changement culturel

de Leila El Houssi, professeur d’Histoire du Moyen-Orient à l’Université de Florence et Igiaba Scego, écrivain d’essais et de romans.

En ces jours où la polémique sur les régularisations fait rage, nous, deux femmes afro-italiennes, sommes envahies par une grande frustration. Mais ce qui nous cause de la douleur, c’est précisément le débat qui s’est formé autour de la possibilité de régulariser les migrants. Nous avons tout de suite eu le sentiment de vivre un déjà vu, quelque chose qui a déjà traversé notre corps considéré, à tort, comme étranger.

Cela fait depuis les années 70 que les migrants et les enfants de migrants, les pères, mères et enfants se sentent comme des corps étrangers, étrangers à la nation. Et si le corps étranger entre dans le débat, il doit pour le courant national avoir quelque chose d’utile à apporter en retour. Et cela, hélas, a été très bien vu dans le discours sur les régularisations.

On a parlé des migrants comme des bras pour l’agriculture, utiles pour récolter des tomates et des courgettes. Nous avons vu aussi des gens que nous respectons écrire des tweets avec ce ton “si tu ne régularises pas les migrants maintenant, tu t’en apercevras au comptoir du marché en juin, en voyant combien coûtent les légumes”.

Les bras du migrant, le migrant réduit à une bête de somme. Mais, le corps du migrant est un corps humain, doté d’une âme, de sentiments, d’un cerveau, de rêves.

Le migrant est une personne, un esprit, une intelligence, une raison et il est terrible de voir à quel point il est considéré comme un automate vu dans une simple fonction mercantile, donc lié au besoin “charnel” de la nation. Nous sommes conscients que la régularisation ne doit pas se faire par secteur, mais qu’il faut saisir le vent de l’histoire et enfin accepter d’être une société transculturelle, dans laquelle cohabitent des individus de toutes les couleurs, de toutes les appartenances, de toutes les religions.

Mais tout cela, à notre grand regret, n’est pas en train d’émerger.

Le discours sur les régularisations n’a fait que montrer ce que nous avons toujours vu, à savoir l’utilisation comme outil du corps du migrant et/ou d’origine immigrée. Un déjà vu où les partis politiques se rangent d’un côté à l’autre de la barricade, et où même parmi les “bons” se cachent encore trop d’embûches. Nous avons vu tout cela avec l’absence de loi sur la citoyenneté italienne (même là, quand on y pense, une régularisation faisant Italiens ceux qui l’étaient déjà), chose qui après tant de mots et de promesses n’est jamais arrivée. Cette attitude cache en fait un profond discours de citoyenneté refusée à tous les niveaux, tant juridique que culturel.

L’Italie s’est construite dès son émergence en tant que nation, en opposition à l’autre.

Ce n’est pas un hasard si l’Italie de l’après-unification a soudainement embrassé la soi-disant “aventure” coloniale. Et malgré les cuisantes défaites militaires du XIXe siècle (Dogali, Adua), elle ne s’est pas arrêtée dans ce dessein insensé de supériorité envers l’autre qu’ensuite nous savons qu’elle a conduit au fascisme, aux massacres en Éthiopie et aux lois raciales qui ont frappé les colonisés et citoyens italiens de religion juive.

Et c’est ce sentiment de supériorité, cette perception innée de dominateur qui nous a conduit à l’état actuel des choses.

Le migrant, comme avant les colonisés ou les citoyens italiens de religion juive, est considéré comme quelque chose que la nation doit utiliser et ensuite jeter. Corps sans dignité, à décrire uniquement par des stéréotypes négatifs et à discriminer sans pitié. Et si le racisme manifeste est l’une des manifestations de ce mépris, il faut dire qu’il existe aussi des moyens subtils de ne pas laisser des corps jugés non conformes participer au banquet de la nation.

En effet, en Italie, il est rare de voir un chauffeur de bus d’origine africaine, un enseignant d’origine arabe dans les écoles et les universités, ou un journaliste d’une autre origine dans les rédactions des journaux. Ceux qui réussissent à se tailler une petit place, souvent, ne reçoivent pas de reconnaissance et la visibilité est arrachée avec les ongles et les dents.

Les lieux de culture et de formation sont souvent interdits, parce que le corps autre et l’esprit autre ne sont acceptés que comme corps et esprit subalternes. Cet autre corps et cet autre esprit ne sont pas autorisés à revendiquer l’égalité. Nous, les femmes d’origine africaine, nous le vivons sur notre propre peau. C’est la énième fois que nous sommes confrontés au fait que nous ne sommes pas les bienvenus. Nous ne sommes pas des esprits recherchés. On nous considère (à tort !) comme une excentricité.

Et, en fait, cela nie l’essence de ce que l’Italie est devenue en 2020.

La crise du Covid 19 aurait dû nous rapprocher. Le Covid 19 ne nous regarde pas en face, nous sommes simplement pour lui des entités à attaquer et à anéantir. Nous sommes des êtres humains, le virus se moque de savoir si nous sommes noirs ou blancs, si nous sommes chrétiens, juifs ou musulmans. Le virus s’intéresse à nos poumons, à nos vaisseaux sanguins.

Mais au lieu de nous unir dans une étreinte collective, même si c’est à distance, une partie de la société a décidé de tracer les frontières de toujours, celles entre eux et nous, entre les corps utiles et les corps au rebut, les corps qui récoltent des tomates et les corps qui ne les récoltent pas.

Et les mots sont toujours ceux que l’on a déjà (malheureusement !) trop souvent entendus. Ceux qui aujourd’hui sont opposés aux régularisations, hier étaient opposés à la citoyenneté. Les mots sont les mêmes : “c’est trop tôt”, “ce n’est pas une priorité” !

Mais nous qui aimons et vivons dans ce pays, nous nous demandons : quand deviendrons-nous la priorité ?

Dans un moment dramatique comme celui que nous vivons, où la vulnérabilité sociale est devenue évidente, où jamais auparavant nous n’avons vu que le bien-être de tous protège le bien-être de l’individu, où régulariser signifie aussi doter tout le pays d’une protection sanitaire, ne pas régulariser la situation des migrants est anachronique et dans un certain sens inhumain.

Régulariser la situation des migrants qui sont tombés dans l’illégalité (souvent à cause des mécanismes d’une loi injuste comme celle des Bossi-Fini) signifie maintenir l’État de droit. C’est une protection pour la personne régularisée, mais une protection pour l’ensemble de la citoyenneté, parce que les droits des autres nous protègent tous.

Nous devons nous rappeler qu’un citoyen, étranger ou non, a besoin avant tout d’être reconnu dans sa dignité en tant que personne. L’Italie doit accepter d’avoir changé. Sa transformation est apparue depuis des décennies et non maintenant. L’Italie et surtout les institutions italiennes ne doivent pas avoir peur et surtout ne peuvent pas continuer à résister au changement.

Hanif Kureishi, écrivain anglo-pakistanais, disait en parlant de son Angleterre qu’être anglais aujourd’hui est très différent de l’avoir été cinquante ans plus tôt. L’Italie aussi, comme la Grande-Bretagne, a changé ces cinquante dernières années. Maintenant que nous sommes aussi dans ce pays, nous sommes à tort considérés comme des étrangers par les institutions. Notre citoyenneté continue d’être refusée.

repubblica.it

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