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Achille Mbembe, né en 1957 au Cameroun, est philosophe, théoricien du post-colonialisme, politologue, historien et enseignant universitaire. Il est actuellement membre de l’équipe du Wits Institute for Social & Economic Research (WISER) de l’université du Witwatersrand de Johannesburg en Afrique du Sud. Ses principaux centres d’intérêts sont l’histoire de l’Afrique, la politique africaine et les sciences sociales. Le philosophe et historien Achille Mbembe répond à son collègue allemand Andreas Eckert. Un entretien à bâtons rompus dans lequel il aborde l’avenir de l’Afrique et critique la thèse d’une vague d’immigration africaine prête à déferler sur l’Europe.

[…] J’entends de plus en plus de gens parler – et s’inquiéter – de la perspective de voir la moitié de l’Afrique tenter de rejoindre l’Europe. C’est notamment le cas de Stephen Smith, un ancien journaliste de Libération et du Monde spécialiste de l’Afrique, qui enseigne aujourd’hui aux États-Unis. Les responsables politiques aiment beaucoup son récent livre : La Ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent. Stephen Smith y affirme entre autres que, dans trente ans, entre un cinquième et un quart de la population de l’Europe sera d’origine africaine. Bref, on voit éclore toutes sortes de thèses selon lesquelles une vague d’Africains est en train de déferler sur l’Europe et que la réponse logique semble être la mise en place de restrictions.

De votre côté, vous mettez l’accent sur les vertus de la mobilité et vous appelez de vos vœux un monde où chacun pourrait se déplacer librement. Que faites-vous d’un livre comme celui-là ? Vous pouvez ne pas y prêter attention, certes, mais le fait est que beaucoup de gens se sentent très préoccupés par les réfugiés et les migrations.

Oh non, non, non… Moi aussi je serais très inquiet si quelqu’un arrivait et me disait qu’un cinquième ou un quart de la population européenne était en route pour recoloniser l’Afrique. Et j’aurais raison. Mais, pour autant que je sache, l’Afrique n’a jamais colonisé l’Europe, et elle n’est pas près de le faire.

Que diriez-vous à Stephen Smith ?

Nous ne sommes clairement pas sur la même longueur d’onde. Je suis préoccupé par les politiques antimigrations de l’Europe parce que leur but est de faire de l’Afrique un immense bantoustan [les bantoustants étaient des régions créées au temps de l’apartheid, réservées aux Noirs et jouissant d’une certaine autonomie]. Stephen Smith se préoccupe de mythes et de fantasmes. Concernant la question des frontières et des migrations, on dirait malheureusement que les faits n’ont plus d’importance. Pourtant ils existent.

Or c’est un fait que l’Afrique fait partie des régions du monde qui n’ont pas achevé leur transition démographique. Il y a des raisons objectives à cela, et elles sont connues de la démographie historique. Nous avons perdu des millions d’individus au cours des siècles qu’a duré la traite atlantique et arabe des esclaves. Le colonialisme, ses guerres sans fin, son économie politique et ses conséquences épidémiologiques et écologiques ont fait quantité de morts. À la fin du xxie siècle, l’Afrique aura enfin compensé ces pertes. Elle ne comptera pas plus de jeunes que les autres régions de la planète. Et ces jeunes ne fuiront pas tous vers l’Europe.

Nous devons seulement ouvrir le continent à lui-même et lancer un nouveau cycle histo- rique de repopulation de l’Afrique. Ce colossal territoire de 30 millions de kilomètres carrés peut accueillir davantage d’habitants. L’Afrique est sans doute même la dernière zone sur terre qui peut encore supporter d’accueillir d’immenses migrations humaines. La plupart des migrants africains ne rêvent pas d’Europe. Ils vont d’un pays africain à l’autre – c’est notamment le cas des réfugiés qui fuient les guerres et les catastrophes. Alors cessons de colporter ce mythe selon lequel l’Europe serait assaillie par les réfugiées et les migrants.

Bientôt, l’Europe sera le plus gros réservoir de personnes âgées sur terre. Beaucoup de forces de droite et de suprémacistes blancs du monde entier redoutent ce qu’ils appellent le “grand remplacement” – et leur théorie conspirationniste pourrait bien susciter des politiques racistes et anti-immigration à l’échelle planétaire. Mais de telles politiques ne sont tout bonnement pas viables. De toute façon, même si l’Europe voulait fermer hermétiquement ses portes, il est trop tard pour le faire. Peut-être aurait-elle pu les fermer avant, il y a longtemps. Mais, comme nous le savons, l’Europe était tout occupée à coloniser d’autres pays, et il est difficile de fermer ses à coloniser d’autres pays, et il est difficile de fermer ses portes quand on s’en est allé piller d’autres régions du globe.

Si l’Europe était véritablement déterminée à se barricader et à se couper du monde ou de l’Afrique, les conséquences seraient titanesques – elles auraient presque les dimensions d’un génocide. L’Europe devrait mettre en place des politiques meurtrières, des politiques qui sont d’ailleurs déjà expérimentées dans ces laboratoires que sont devenus la Méditerranée et le Sahara. Selon diverses sources, ces dernières années, quelque 34.000 personnes ont perdu la vie en tentant de traverser la Méditerranée. Il ne faut pas oublier celles qui ont trouvé la mort dans le Sahara et celles qui sont victimes de nouvelles formes d’esclavage et de détention dans des zones de non-droit comme la Libye, où l’Europe finance des milices et les encourage à capturer les migrants africains, à les emprisonner dans des camps de fortune et à les vendre comme esclaves.

Le choix est donc clair : accepter cyniquement les pleines conséquences de quelque chose qui ressemble fort à un lent génocide ou imaginer ensemble différentes manières de réorganiser le monde et de redistribuer la planète à tous ses habitants, humains et non-humains. Un des enjeux clés du XXIe siècle sera la gestion de la mobilité humaine. Le concept de mobilité humaine dépasse largement ce que l’on appelle en Europe la “crise migratoire” ou la “crise des réfugiés”.

La mobilité humaine est un aspect clé des grands changements planétaires en cours à l’heure actuelle. Ces changements incluent bien sûr les migrations, mais ils sont aussi liés à quantité d’autres facteurs causés par l’accélération technologique, la vitesse à laquelle notre monde bouge, le déchaînement de toutes sortes de forces prédatrices, la montée du racisme biologique et technologique, la détérioration des conditions de vie sur terre, sans oublier la catastrophe écologique imminente.

Tout cela nous oblige à réimaginer ce que nous avons en commun. Mais je dois aussi dire ceci : on ne peut pas parler de migrations en passant sous silence la présence et les actions de l’Europe dans le reste du monde. L’Europe et l’Amérique du Nord ne peuvent pas continuer à détruire les milieux de vie des autres, à exploiter leur pétrole, leur gaz, leur poisson, leur bois, leurs diamants et leur or, à tout ramener chez elles sans rien laisser derrière, en les brutalisant, en mettant à sac leurs villes, en anéantissant les possibilités de vie dans des régions lointaines, et à s’at- tendre à ce que les populations affectées par les bouleversements qu’elles causent survivent au milieu de ces ruines.

C’est notamment la violence de l’Europe et des États-Unis à l’étranger qui force les populations à quitter les endroits, devenus inhabitables, où elles sont nées et où elles ont grandi. Et je doute que construire un mur autour d’un pays soit la plus intelligente façon de résoudre les nombreuses crises que l’on a contribué à créer de par le monde. Au lieu de propager des mythes et d’enflammer l’hystérie et les passions les plus sombres, nous devrions prendre au sérieux la question de l’avenir du monde, réactiver notre sens critique et réhabiliter la raison. Si nous ne réhabilitons pas la raison, nous ne pourrons ni réparer le monde ni apprendre à partager la planète.

Pour Stephen Smith, l’évolution démographique, en particulier la croissance de la population, n’est pas sans lien avec la question des réfugiés et des migrants. Cet argument est souvent débattu. Et la question est très épineuse. Smith accuse de nombreux intellectuels de l’esquiver pour des raisons politiques. Nous connaissons tous la thèse de la bombe démographique dont on a commencé à parler dans les années 1960 : la population extra-européenne augmenterait trop vite. Il est vrai que les africanistes n’ont pas suffisamment discuté de la croissance démographique africaine pour des raisons éthiques et parce que de telles discussions pourraient conduire à des solutions nauséabondes. Pensez-vous pour votre part que cette question doit être complètement déconnectée du débat sur les réfugiés ?

Non, non, non. Ce n’est pas vrai. Ces cinquante dernières années, une immense part des recherches sur l’Afrique a été consacrée, directement ou indirectement, aux dialectiques entre les populations et les ressources, les populations et la santé, les populations et leur environnement, les populations et l’État, les populations et les infrastructures nécessaires à la vie. Les questions démographiques sont abordées à partir de perspectives très variées. Smith a donc tort. L’Afrique doit parler des migrations et de la circulation des personnes de sa propre voix et en défendant son point de vue sur les intérêts du continent. Stephen Smith ne parle pas au nom de l’Afrique.

Il ne faut pas confondre le débat sur l’avenir de l’Afrique et la peur qu’a Smith d’assister à un grand exode. Dans la mesure où c’est l’Afrique qui est concernée, nous n’avons à nous soucier des peurs de personne. Nous devons nous soucier de nous-mêmes. Le problème n’est pas qu’il y a trop de personnes en Afrique. Le fait est que des régions entières du continent sont objectivement sous-peuplées – même si d’autres sont surpeuplées, certes. Nous ne pouvons adopter la logique selon laquelle il y aurait trop de gens.

D’abord, si on pense vraiment qu’il y a trop de gens, cela implique que certaines personnes ne devraient pas exister. Et si c’est vraiment le cas, alors que faut-il faire de ces personnes “en trop” ? Sont-elles “superflues” ? Il faut être conscient des terribles implications nécropolitiques d’un tel discours. [Néologisme créé par Mbembe, la nécropolitique désigne le fait que la souveraineté ultime réside dans le pouvoir de dire qui peut vivre et qui doit mourir.] Cela dit, nous sommes confrontés à des questions bien réelles : comment sortir de la pauvreté, créer des richesses et les redistribuer ? Pour y répondre efficacement, nous devons ouvrir l’Afrique à elle-même.

L’Afrique est un continent colossal. Il y a de la place pour tous, pour chacun de ses innombrables fils et filles, y compris pour les membres de la diaspora. Nous ne devons pas faire de cette région de la terre une double prison, une prison dont on ne peut sortir et à l’intérieur de laquelle on ne peut se déplacer. Nous devons faire de l’Afrique un vaste espace de circulation. Aussi, si l’Europe a réellement envie de contribuer positivement à résoudre la grande question de notre siècle, la question de la mobilité humaine, elle doit cesser de dépenser de l’argent dans la construction de camps et de prisons en Libye et sur son territoire.

Elle doit, en revanche, injecter de l’argent dans l’harmonisation des registres d’identité du continent, le démantèlement graduel de milliers de frontières internes à l’Afrique, l’intensification rationnelle des mouvements sur le continent, l’amélioration des routes, la construction d’autoroutes et de chemins de fer transcontinentaux, le développement de la navigation maritime et fluviale. C’est comme cela que l’on construira l’avenir. Les Africains ne voudront plus partir. Ils ne voudront plus aller dans un endroit où ils savent que ni eux ni personne n’y sont les bienvenus.

Mail & Guardian

Merci à MD

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