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Pour cet étudiant à Columbia, il est absurde de faire porter la responsabilité historique de l’oppression des Afro-Américains sur les Blancs d’aujourd’hui.

“À l’automne 2016, j’ai été embauché parmi les musiciens qui allaient accompagner Rihanna lors des MTV Video Music Awards. À mon heureuse surprise, plusieurs de mes amis avaient aussi été recrutés. Pour nous, c’était le concert d’une vie – de la belle musique, de l’audience et, si la chance nous souriait, la possibilité de tailler une bavette avec des stars en coulisse.

Mais, alors que la date approchait, j’ai appris qu’un de mes amis avait été viré et remplacé. Pourquoi ? Parce qu’il était hispanique et que la direction artistique de Rihanna ne voulait voir que des instrumentistes et des choristes noirs – à l’exception du guitariste habituel de Rihanna, il n’y aurait aucun non-Noir sur scène. Si j’étais déçu pour mon ami, son renvoi ne m’a pas paru injuste à l’époque -, ce qu’il n’était peut-être pas. Est-ce contraire à l’éthique qu’un artiste choisisse la composition raciale d’une performance à l’esthétique raciale évidente ? Peut-être que oui, peut-être que non. Mon opinion personnelle penche vers la liberté artistique, mais, en tant que société, c’est un problème qu’il nous reste encore à résoudre.

Une chose, cependant, est claire. Si les races avaient été inversées – si un musicien noir avait été viré pour permettre un tableau entièrement blanc -, la nouvelle aurait fait la une de tous les journaux. L’infraction morale aurait été admise par tous et sans la moindre ambiguïté. Les habituels indignés auraient fait part de leur indignation, on aurait rappelé les heures les plus sombres de notre histoire faite d’esclavage et de lois ségrégationnistes, et une telle réaction aurait été largement considérée comme justifiée. Il y aurait eu ensuite la vindicte publique et des excuses la main sur le coeur. Il est même possible que, pour corriger le tir, MTV aurait mis en place des formations de lutte contre les préjugés racistes à destination de son personnel et de ses collaborateurs.

Souffrance ancestrale

Si d’aucuns pourraient trouver la question naïve, il est en réalité parfaitement valable de se demander pourquoi on tolère chez les Noirs des comportements qu’on ne tolère pas chez les Blancs. Invariablement, la réponse progressiste à cette question cite une référence historique : les Noirs ont été arrachés à leurs terres natales, enchaînés sur des bateaux, forcés à travailler comme des bêtes de somme pendant deux cent cinquante ans, avant d’être soumis au redlining, à la ségrégation et aux lynchages pendant encore un siècle. Face à un passé aussi brutal, beaucoup argueraient, il en va simplement de l’ignorance de se plaindre aujourd’hui de passe-droits dont profitent les Noirs.

Et pourtant, nous en profitions. Nous étions de jeunes Noirs, nés des décennies après la fin de toute « oppression » en bonne et due forme, jouissant d’une tolérance sociale offerte par une histoire que nous n’avions pas vécue autrement que dans les livres et le folklore. Et c’est mon ami hispanique (dont la vie, d’ailleurs, pouvait être bien plus difficile que la nôtre) qui en payait le prix. La logique sous-jacente à l’utilisation du passé pour justifier des iniquités raciales présentes est rarement remise en question. Qu’ont à voir l’esclavage et l’Amérique de Jim Crow avec des Noirs d’aujourd’hui qui n’ont eu à pâtir ni de l’un ni de l’autre ? Est-ce que tous les Noirs souffrent d’un syndrome post-traumatique dû au racisme passé, comme l’affirme Donald Glover, artiste primé aux Grammy et aux Emmy ? Est-ce qu’une souffrance ancestrale serait transmise de génération en génération ? Si oui, comment ? De quoi sont faits, exactement, ces « liens » historiques ?

Arnaque rhétorique

Nous usons souvent de métaphores pour parler et penser. Par exemple, la vie peut être faite de hauts et de bas, mais nos joies et nos peines ne font pas réellement glisser nos corps le long d’un axe vertical. De même, les intellectuels noirs contemporains disent souvent « Nous avons été amenés ici contre notre volonté », alors qu’ils n’ont jamais vu un navire négrier de leur vie et qu’ils ont encore moins été enchaînés en fond de cale. Lorsque les métaphores sont explicitées – les émotions sont verticales, les groupes sont des individus -, il est facile de les voir pour ce qu’elles sont : des métaphores. Reste que bon nombre d’intellectuels noirs font comme s’il s’agissait de vérités littérales.

L’un de ces intellectuels est Michael Eric Dyson, qui s’est retrouvé à débattre avec Michelle Goldberg face à Jordan Peterson et Stephen Fry en mai 2018. Si le sujet central du débat était le politiquement correct, il a été aussi question du marxisme ou du « privilège blanc ». Vers la moitié du débat, Dyson déclare : « Si vous avez bénéficié pendant trois cents ans de la servitude d’autres gens en pensant que vous ne devez rien à personne qu’à vous-même… qu’est-ce qui fait que ces gens ne peuvent pas travailler plus dur ? Voyons voir… pendant trois cents ans, vous n’avez rien foutu ! Alors, la réalité, c’est que vous avez eu pendant trois cents ans des gens à votre service… en refusant de leur donner des droits. Et puis, d’un coup, d’un seul, vous leur donnez la liberté et vous leur dites vous voilà des individus. »

Pris au pied de la lettre, les propos de Dyson ne veulent rien dire. Personne n’a connu trois cents ans de servitude puisque personne n’a jamais vécu trois cents ans. Évidemment, Dyson ne parlait pas littéralement. Son « vous » ne se référait pas à des humains vivants et identifiables, mais à un groupe d’individus morts depuis longtemps avec lesquels il ne partage rien d’autre qu’un emplacement sur un nuancier de carnations. Mais en s’appropriant des griefs dont les détenteurs légitimes ont disparu depuis belle lurette, Dyson peut se représenter comme le membre d’une classe abstraite d’opprimés et faire passer Peterson pour celui d’une classe abstraite d’oppresseurs. Dans sa réponse, quasi inaudible, au prêchi-prêcha de Dyson, Peterson met le doigt sur cette arnaque rhétorique : « Qui est ce vous à qui vous faites allusion ? »

Beaucoup de Noirs de gauche ont recours au mythe du transfert intergénérationnel et collectif de la souffrance pour s’exempter des règles les plus élémentaires de la conversation. Dyson, par exemple, répond à la critique que fait Peterson du « privilège blanc » par une attaque ad hominem : « Vous n’êtes qu’un homme blanc cruel et taré ! » Une insulte raciale qui n’aura aucune conséquence pour Dyson. Et la question se pose tout naturellement – que serait-il arrivé à Peterson s’il avait qualifié Dyson d’« homme noir cruel et taré » ? On ne se risque pas trop à penser qu’il aurait subi quelque chose de bien moins plaisant que les applaudissements nourris qui allaient ponctuer l’invective de Dyson.

Un deux poids deux mesures racial

Le célèbre journaliste Ta-Nehisi Coates est un autre exemple de l’infériorité des normes éthiques auxquelles sont tenus les écrivains noirs. Dans son best-seller Une colère noire – lettre à mon fils, Coates explique que les pompiers et les policiers morts le 11 septembre 2001 « n’étaient pas humains » à ses yeux, mais étaient de « grandes catastrophes naturelles ». Pourquoi ? Parce qu’un ami de Coates avait été tué par un policier noir quelques mois avant les attentats. Dans Huit ans au pouvoir, Coates récidive dans sa froideur : « Quand le 11 Septembre est arrivé, je ne voulais rien avoir à faire avec un quelconque patriotisme, avec toute cette cérémonie de deuil national. Je n’avais aucune sympathie pour les pompiers et je frôlais même la haine pour les policiers morts ce jour-là. »

À l’inverse, l’éditrice et chroniqueuse du New York Times Bari Weiss – une jeune femme juive – a été vouée aux gémonies pour avoir tweeté « Les immigrés, ils savent comment bosser », une référence à la comédie musicale Hamilton célébrant la victoire aux Jeux olympiques de Mirai Nagasu, patineuse artistique américaine née de parents japonais. Accusée d’avoir « alterisé » une citoyenne américaine, Weiss a tellement été conspuée que The Atlantic s’est fendu de deux articles pour la défendre. Que le magazine ait cru une telle ligne nécessaire, alors qu’ils n’ont pas levé le petit doigt pour Coates, qu’ils emploient, montre bien quel deux poids deux mesures racial est ici à l’oeuvre. Lorsque cela vient d’un Blanc, un tweet anodin provoque une marée d’indignation histrionique. Mais, lorsque cela vient d’un Noir, réitérer son mépris éhonté pour des agents publics ayant donné leur vie pour autrui le 11 septembre ne déclenche que l’admiration des journaux de gauche, un National Book Award et une bourse MacArthur du « génie ».

(…) Ce qui est arrivé à vos parents, grands-parents ou membres de votre tribu n’est pas censé entrer en ligne de compte au moment d’évaluer vos actes. Nous ne donnons pas aux écrivains juifs toute latitude pour galvaniser la haine des Allemands sous prétexte que les grands-parents des premiers ont été assassinés par ceux des seconds. Aussi séduisante que puisse être une telle translation temporelle de la justice, nous savons aussi qu’elle crée un cycle sans fin de vendettas.
(…)
Voyez, par exemple, l’affaire du Starbucks de Philadelphie et des deux Noirs qui avaient été arrêtés par la police alors qu’ils attendaient un ami. Pour beaucoup motivé par des préjugés racistes, l’incident avait rapidement suscité un hashtag viral #BoycottStarbucks et la chaîne avait fermé 8 000 établissements durant une demi-journée pour former ses employés à la lutte contre le racisme. À titre de comparaison, lorsque Taco Bell avait infecté à E. coli 65 personnes, dont 9 avaient été hospitalisées, dans 3 États différents, ils n’avaient temporairement fermé que 15 restaurants. Du côté de Chipotle et d’un problème sanitaire comparable, ce sont 43 restaurants qui avaient été fermés. Que Starbucks baisse le rideau de 8 000 restaurants n’est pas logique si on estime que la société américaine ferme les yeux sur le racisme anti-noirs. En réalité, c’est l’inverse qui est vrai : la société américaine traite des cas isolés de racisme présumé comme s’il s’agissait des premiers foyers d’une pandémie mondiale.

Si les principaux médias américains savent en général comment parler du racisme anti-noir, la plupart n’ont toujours pas compris comment aborder des sujets raciaux bien moins confortables – des problématiques qui ne cadrent pas facilement avec le portrait des Noirs contemporains en pauvres et impuissants pantins de l’histoire. Peut-on parler honnêtement, par exemple, du fait que les Noirs constituent 14 % de la population américaine, mais 52 % des auteurs d’homicide ? ”

*Coleman Hughes est un étudiant en philosophie de l’université de Columbia.

** Cet article est paru dans « Quillette ». « Quillette » est un journal australien en ligne qui promeut le libre-échange d’idées sur de nombreux sujets, même les plus polémiques. Cette jeune parution, devenue référence, cherche à raviver le débat intellectuel anglo-saxon en donnant une voix à des chercheurs et des penseurs qui peinent à se faire entendre. Quillette aborde des sujets aussi variés que la polarisation politique, la crise du libéralisme, le féminisme ou encore le racisme. « Le Point » publiera chaque semaine une traduction d’un article paru dans « Quillette ».

par Coleman Hughes* pour Quillette** (traduction par Peggy sastre)

Le Point

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