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11 novembre: Comment la Grande Guerre a fait du français la langue de la nation

INTERVIEW – Confrontés à l’innommable au cœur des tranchées, les soldats ont dû réinventer la langue en dépassant leur dialecte. L’historienne Odile Roynette revient pour Le Figaro sur l’argot des poilus.

De la Première Guerre mondiale, les grands écrivains tels Barbusse dans Le Feu, Dorgelès dans Les croix de bois ou encore Genevoix, dans La Boue, ont tout raconté. L’horreur des tranchées, l’odeur de la mort qui grignote les corps, la peur sur le front et à l’arrière… Cent ans après l’Armistice, le 11 novembre 1918, leur écriture et a fortiori leurs mots, font toujours trembler. L’historienne Odile Roynette et auteur des Mots des tranchées. L’Invention d’une langue de guerre, 1914-1919, Armand Colin , revient pour Le Figaro sur cette langue qui due être réinventée pour les besoins de la guerre.

LE FIGARO. – Boche, Dzin-dzin… On note une centaine de termes d’argot employés par les poilus durant la Première Guerre mondiale. Dans quelle mesure le conflit a-t-il favorisé la diffusion et la création de mots?

Odile ROYNETTE. – La Première Guerre mondiale a constitué un terrain d’inventions lexicales, mais la plupart des mots attribués à la langue des soldats existaient en réalité avant le conflit. Ils ont, en quelque sorte, été popularisés et diffusés par le conflit lui-même. Il s’agissait soit de mots issus de la langue orale populaire de l’avant-guerre, soit de mots issus de l’argot militaire. Tous ces termes se sont trouvés mis sur le devant de la scène au moment de la mobilisation. Car, il y a eu une «mobilisation culturelle» de grande ampleur qui a touché aussi la langue. Cela n’avait jamais été le cas auparavant à cette échelle-là.

Quand la Grande Guerre éclate, les soldats venus de toute la France ne parlent pas la même langue. Le français n’était pas encore la langue de la République?

Il faut distinguer la langue écrite et l’oralité. L’oralité est un problème considérable pour les historiens de cette période, puisqu’ils ne disposent d’aucun enregistrement sonore, de conversations qui se seraient tenues entre soldats. Les dialectes ne s’écrivent pas, ils se parlent. S’il y a bien eu de grandes enquêtes qui ont été menées par des linguistes, comme Albert Dauzat du côté français, cette oralité reste en partie inaccessible. La conversation ordinaire devait se faire dans les dialectes des régions d’origine des soldats, aussi longtemps que le recrutement régional a subsisté au sein des unités, c’est-à-dire jusqu’en 1915 pour l’armée française. Après, il y a eu un brassage géographique beaucoup plus important . En 1914, la langue nationale est écrite. Mais elle l’est encore difficilement dans certains milieux populaires et dans certaines régions où les particularismes linguistiques demeurent importants (Bretagne, Occitanie, etc.).

Comment faisaient donc un Alsacien, un Ch’ti ou un Marseillais pour communiquer?

Ils parlaient français. C’est pour cela que l’on parle de la Grande Guerre comme d’un «événement de langage». Elle a été un moment de diffusion important du français à la fois à l’écrit et à l’oral. Car, le français est la langue commune à tous. Les soldats l’ont apprise à l’école primaire puis durant leur service militaire. N’oublions pas en effet que durant la guerre, il y eut énormément de cas où il était impossible de désigner des objets, des gestes, des situations qui n’avaient pas leur équivalent dans les dialectes. On n’avait pas, par exemple en occitan, un mot pour traduire le mot «obus». Donc, les soldats jonglaient entre la langue nationale et les dialectes.

«L’argot des tranchées était ressenti comme un vecteur de patriotisme»

La guerre a-t-elle été un facteur d’unification de la langue?

Oui. À l’écrit, c’est certain. L’écriture, la correspondance familiale s’effectuent en français. Certes, loin des normes de l’Académie française, mais la Grande Guerre a été une expérience d’écriture et de diffusion du français considérable, compte-tenu de l’intensité des échanges entre le front et l’arrière. Elle a consolidé ce processus de très longue durée de diffusion de la langue française à l’écrit et d’alphabétisation. Grâce à l’analyse de correspondances de soldats «ordinaires», par exemple de soldats issus du Midi languedocien, on sait que les combattants demandaient à leur épouse de leur écrire en français. Le français, est la langue de la nation et surtout, de la nation en guerre. Il est de surcroît un des instruments fondamentaux de la promotion sociale.

L’historien doit aussi analyser la question de «la langue des tranchées» comme une des manifestations de la mobilisation patriotique. S’il y a bien des mots de l’argot qui circulent entre les soldats, il y a aussi de la part des acteurs de la mobilisation patriotique, une volonté d’attribuer aux soldats un argot des tranchées auquel ils assignent une fonction identitaire. L’argot des tranchées serait en quelque sorte un des attributs du «bon» soldat. Cependant, on voit bien que ce discours vient d’en haut. S’il recoupe des usages, il en exagère souvent la fréquence et surtout, il nivelle les pratiques en gommant la complexité des situations et la diversité des origines et des expériences à l’intérieur de la communauté des combattants. Beaucoup de mots étaient relativement, voire très peu, utilisés. Toutefois, il est vrai que l’argot des tranchées était ressenti comme un vecteur de patriotisme.

Cette langue semble aussi avoir eu une fonction cathartique, celle de dire l’indicible.

C’est vrai. Si ces mots d’argot ont été créés pour ne pas être compris des civils, ils ont aussi été inventés pour désigner des choses indicibles ou des objets qui n’avaient pas d’équivalents dans la langue. L’euphémisation de la violence vécue dans le discours combattant appartient à une vieille tradition militaire. En minimisant l’horreur, on déréalise la violence. Ce phénomène a été particulièrement fort durant la Première Guerre mondiale. Le mot «marmite» par exemple, qui appartient au registre de la vie domestique, désignait un obus de gros calibre, capable de produire des dégâts considérables. Le désigner ainsi permettait à la fois de suggérer sa taille, et potentiellement sa dangerosité, tout en la neutralisant grâce à ce rapprochement avec un objet du quotidien, utilisé dans le temps de paix. Les soldats jouaient ainsi avec des registres sémantiques différents, de même qu’ils ont modifié le sens de certains mots. Le mot «embusqué» par exemple, qui désignait un soldat débrouillard est devenu pendant le conflit un terme péjoratif, utilisé pour stigmatiser les hommes suspectés de vouloir échapper au danger et de rompre ainsi le consensus patriotique.

Peut-on alors parler d’une «langue des poilus»?

Non. Le mot «poilu», vient justement de cet argot d’avant-guerre qui a été diffusé durant la Première Guerre et avec lequel les soldats entretenaient un rapport ambigu. Ils l’utilisaient parfois dans certaines circonstances, entre eux, mais parfois aussi ils refusaient que les civils l’emploient à leur égard. Le mot «poilu» est une allusion au courage physique et à l’endurance. Il fait référence à un système de représentations qui faisait depuis longtemps de la pilosité corporelle un marqueur de virilité . Le mot a été popularisé au cours de l’année 1914, mais bien moins que le mot «boche», généralisé partout pour désigner l’Allemand. La langue des combattants, c’est en réalité la langue de tout un chacun, avec des mots inventés pour traduire les réalités de la guerre en cours.

Y a-t-il des mots qu’on utilise encore aujourd’hui et qui datent de cette période?

Il y a des mots datant de l’avant-guerre qui ont été popularisés durant la Première Guerre mondiale et qui sont restés dans la langue familière. C’est le cas du mot «nouba». Faire la nouba, c’est faire la fête dans l’argot populaire. Cela vient de la langue des soldats coloniaux. Le «ramdam» est une transformation du mot «ramadan». Le terme «toubib», qui désigne le médecin, vient d’un mot arabe. Il a été transféré dans les usages oraux par les soldats qui étaient présents en Algérie depuis 1830. Les mots «pinard» et «parigot» ne sont pas nés durant la guerre. Contrairement à ce que l’on peut dire, ils sont bien antérieurs. Par contre, le mot «no man’s land» est un exemple de néologisme. C’est un terme emprunté aux Britanniques par l’armée française pour désigner la zone de haute létalité située entre deux lignes ennemies, une zone qu’on ne traversait qu’au prix de massacres sans nom. Peu de mots nés pendant le conflit lui-même sont restés dans les usages et ils sont plutôt liés à des inventions techniques, comme le mot «tank» par exemple.

Le Figaro

 

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