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Coupe du monde : « Je me réjouis, donc nous sommes ».

TRIBUNE. Alors que la foule, spontanément, se réjouit, des pisse-froid lui font la leçon et les obsédés des racines sortent du bois. Par Marylin Maeso *

12 juillet 1998. J’avais 10 ans. Ma mère nous avait emmenés, mon frère et moi, dans un restaurant brésilien de Montpellier pour regarder la finale du mondial. D’ordinaire peu intéressée par ce sport, je fus happée, ce soir-là, tandis que je sirotais consciencieusement des cocktails aux noms exotiques, par la ferveur de la salle qui sursautait et se crispait comme un seul homme à chaque action prometteuse de l’une des deux équipes. J’en garde un souvenir limpide et tendre. Celui d’un petit garçon brésilien que j’avais consolé au coup de sifflet final, de la liesse spectaculaire qui suivit, rythmée par des chants nourris sur la place de la Comédie, et de l’enthousiasme débridé des supporteurs escaladant la fontaine aux Trois Grâces pour orner les statues du drapeau tricolore.

Vingt ans plus tard, l’histoire se répète, et les réseaux sociaux diffusent la joie contagieuse qui s’est emparée de la population. Aux quatre coins de l’Hexagone, des centaines de milliers de personnes se sont spontanément rassemblées dans la rue pour partager des instants de célébration insouciante. Certains ont vu cet engouement d’un œil triste, à l’image d’un Philippe Poutou sermonneur, ironisant sur le « réveil de la population qui se mobilise enfin » pour mieux lui reprocher de n’avoir jamais été si dense pour défendre ses droits ou ceux des réfugiés, et inquiet de voir tant de monde se réjouir pour quelque chose qui, lui, l’indiffère : « C’est donc ça, le tous ensemble et le vivre ensemble ? Juste une place en finale ? Le temps d’oublier nos malheurs comme si ça pouvait les effacer ? […] » se demande-t-il sur Twitter.

Oui. N’en déplaise à ce gardien farouche du Grand Soir et à tant de petits donneurs de leçons qui n’ont eu de cesse, ces derniers jours, de pontifier avec mépris les supporteurs qu’ils imaginent lobotomisés par l’État à coups de ballon rond, le « tous ensemble », c’est aussi ça.

Un divertissement au sens pascalien du terme, qui offre à tous ceux qui en ont besoin quelques jours ou quelques heures de répit et de plaisir impénitent. Une allégresse que sa vanité et sa fugacité rendent d’autant plus précieuse, et qui se moque éperdument que d’aucuns la jugent illégitime du simple fait qu’elle n’est pas à leur goût. Une douce revanche pour ceux qui, comme moi, n’avaient pas vu pareille union populaire depuis les attentats, et qui s’émeuvent qu’on se retrouve, cette fois, pour verser des larmes moins amères.

Les obsessionnels des racines

Que les esprits chagrins se rassurent : ceux qui s’égayent avec les Bleus n’oublient rien des galères et des colères qui lestent leur fardeau quotidien. À l’image de certaines supportrices, victimes d’agressions sexuelles sur les Champs-Élysées et dans le métro parisien : pour les porcs aussi, c’était jour de fête. Nous savons, comme Camus, qui avouait devoir au football et au théâtre le peu de morale qu’il connaissait, que « la balle ne vous arriv[e] jamais du côté où l’on cro[it] », et qu’à celle qui électrise le stade en fusant sur le terrain succédera peut-être demain celles qui mutilent et qui tuent. Comment pourrions-nous oublier que la société française est traversée par des conflits sociaux et fracturée par des soubresauts identitaires, quand tant d’âmes polémiques que seule la division rassasie se rejoignent, à gauche comme à l’extrême droite, pour ressasser ad nauseam que l’équipe de France compte dix-neuf « Africains » ?

Il n’y a pas de petite victoire, et en voici une que je savoure au-delà de la coupe. La manière dont quelques images de jubilation collective suffisent à mobiliser l’attention fébrile de nos grands humanistes Jardiland nous laisse entrapercevoir, une fois encore, que ce qui nous unit nous rend plus forts. Face aux obsessionnels des « racines » qui, pour les uns, fantasment un complot « grand-remplaciste » ou, pour les autres, greffent de force des origines mythologisées à ces jeunes footballeurs qui sont et se sentent français, je célèbre l’émergence éphémère et péremptoire d’un « nous » spontané, libéré des tuteurs identitaires, qui échappe à leur contrôle. Je me réjouis, donc nous sommes.

* Normalienne et agrégée de philosophie, Marylin Maeso est l’auteure de Les Conspirateurs du Silence (éd. de L’Observatoire).

Le Point

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