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Dans un livre qui vient de paraître, une équipe de sociologues apporte à la question de l’existence des bobos une réponse cinglante : Les bobos n’existent pas (Presses Universitaires de Lyon, 2018). Anaïs Collet, qui a co-dirigé l’ouvrage, revient sur l’histoire et les usage de ce terme à la fois inconsistant et dangereux politiquement.

D’où vient le terme « bobo » ?

On trouve des occurrences anciennes de l’expression « bourgeoisie bohème ». Mais c’est un éditorialiste américain, David Brooks, qui en a proposé le premier la forme contractée dans son livre Bobos in paradise, paru en 2000. Le livre se veut une description, gentiment moqueuse, d’une « nouvelle élite » qui serait issue de la fusion de deux groupes antagoniques : d’un côté, la bourgeoisie d’affaires protestante, de l’autre, la bourgeoisie « libérale » au sens américain, c’est-à-dire progressiste, qui dans les années 1960 s’était engagée en faveur des droits des minorités, contre l’impérialisme américain et le moralisme religieux. Il décrit ensuite comment cette élite réconciliée, « à la fois rebelle et arriviste », affiche un style de vie fondé sur un souci de l’environnement ou de l’authenticité, qui serait en réalité strictement limité à la sphère de la consommation, ce qui rendrait « impossible dorénavant de distinguer un artiste sirotant un expresso d’un banquier avalant un cappuccino ».

Il faut cependant rappeler que David Brooks se situe au sein de la mouvance néo-conservatrice, qui cherche à contester à la gauche intellectuelle américaine son monopole des idées. Derrière la satire mordante de la trivialité de certains comportements (manger bio, n’acheter que des objets vintage…), se lit en filigrane l’idée que cette gauche a renoncé à ses combats au profit d’une sorte d’égoïsme bien compris. Et, au fond, que la contestation et l’engagement intellectuel sont vains : on finit toujours par se ranger. C’est ce qui rend son propos particulièrement pernicieux. Pour autant, le terme « bobo » ne s’est jamais imposé aux Etats-Unis.

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Le ton change cependant brutalement lors de la séquence électorale 2007-2008 : le bobo passe du registre satirique à celui de l’insulte politisée. Repris en particulier par le candidat à la présidentielle Nicolas Sarkozy, il désigne alors un groupe qui serait l’antithèse du « vrai » peuple. Cosmopolites, tolérants, progressistes, les bobos deviennent une figure repoussoir (comme la « gauche caviar » avant eux) permettant à la droite de défendre le mérite individuel et l’entreprise privée, d’ériger l’immigration en menace pour la Nation (rappelons-nous des débats autour de l’identité nationale) et de fustiger l’influence des « valeurs soixante-huitardes » sur le monde éducatif.

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Faire des bobos des traîtres à l’égard du « peuple », c’est d’abord décréter implicitement que le « peuple » est intolérant et conservateur sur le plan moral. Le « peuple » ainsi invoqué est par ailleurs loin de refléter la diversité des classes populaires : il est blanc (plutôt qu’immigré), habitant du périurbain ou des campagnes (plutôt que des banlieues), en emploi (plutôt que précaire…). (…)

Cela fait plus de quarante ans que les sciences sociales décrivent des phénomènes proches de ceux que l’on glisse généralement sous l’étiquette « bobo » !  Du point de vue de la stratification sociale, on a bien repéré depuis les années 1970 l’émergence de ce que Pierre Bourdieu a appelé la « petite bourgeoisie nouvelle », et que d’autres ont qualifié de « nouvelles classes moyennes ». Ce groupe caractérisé par un fort capital culturel (plus ou moins bien reconverti en capital scolaire) s’est développé avec l’expansion de l’Etat-providence (métiers de l’éducation, du social, de la culture), mais aussi en « inventant » des professions nouvelles en s’appuyant sur leur propre style de vie (psychologue, professeur de yoga, conseillers conjugaux, diététiciens…).

(…) Ce à quoi le terme de bobos fait écran, c’est à la description de tous ces rapports de domination spatiale – ceux qui découlent des inégalités économiques comme ceux qui s’appuient davantage sur le capital culturel. (…)

Ceci dit, il ne faut pas surestimer ce succès [du terme bobo]. Quand on interroge, comme l’a fait Mathieu Giroud, les individus des classes populaires déjà-là dans les quartiers en voie de gentrification, on constate qu’ils n’utilisent pas le mot bobos. Ils parlent de « bourgeois », de « personnes ayant un certain niveau de diplôme », repèrent les changements plutôt en termes d’âges (« les jeunes »), de sexe (plus de femmes dans les espaces publics et les cafés) ou éventuellement de style vestimentaire. Ils ne mentionnent jamais, en particulier, le goût supposé des bobos pour le cosmopolitisme, l’authenticité, les sociabilités de voisinage… Le bobo des médias ne correspond tout simplement pas, ni à leur représentation de la société, ni à leurs préoccupations quotidiennes.

Il faut donc arrêter de plaquer partout ce terme et ce qu’il véhicule implicitement !

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