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En trois décennies, l’évolution de ce grand lycée des Yvelines dit tout. Des bons élèves qui se font la malle, de la mixité qui s’étiole, des voitures qui brûlent sur le parking un soir d’émeute, ou encore du grignotage de l’islamisme qu’une minorité intolérante tente d’imposer à la majorité… Dans leur livre-enquête* sur Trappes, Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, grands reporters au Monde, reviennent longuement sur le cas du lycée. Entretien.

Pour la petite histoire: Edouard Philippe, adolescent, aurait pu user ses fonds de jean sur les chaises en bois du lycée de la Plaine-de-Neaufle, à Trappes. Dans les années 1980, le père du futur Premier ministre, Patrick Philippe, faillit y être muté en tant que proviseur, avant d’être finalement affecté au lycée français de Bonn. La grande histoire, celle de la France, de ses banlieues et de leurs tourments urbains n’en eut cependant pas été changée.

“On retrouve à Trappes les mêmes stratégies d’évitement qu’ailleurs”

A Trappes, le lycée a longtemps été ce sanctuaire de la République, où le brassage social fonctionnait et où les enfants avaient accès à l’ascenseur méritocratique. Mais cela a basculé dans les années 1990, écrivez-vous. Que s’est-il passé?

Raphaëlle Bacqué – C’était un lycée fréquenté aussi bien par les enfants de la petite bourgeoisie des communes alentour que par les enfants de Trappes, ceux des cheminots et ceux des “squares”, ce nom donné par les communistes de la ville aux cités. Un établissement mixte, à tous égards, qui a notamment formé l’islamologue Rachid Benzine ou l’humoriste Sophia Aram celle-ci fait d’ailleurs remarquer qu’il y avait une minorité d’enfants d’immigrés dans les classes à cette époque.

Et puis, dans les années 1990, face à l’engorgement du lycée, les professeurs ont entamé une grève pour réclamer la construction d’un autre établissement. Une revendication comblée… pour leur plus grand malheur. Car le nouveau lycée, bâti dans la commune voisine d’Élancourt, a rapidement attiré tous les enfants plus favorisés et, comme disent parfois les habitants de Trappes: “Nous sommes restés entre pauvres.” Aujourd’hui -c’est la fatalité des villes en difficulté- , le lycée n’offre plus ce mélange salutaire et se trouve en sous-effectifs, car les parents soucieux de donner un maximum de chances à leurs enfants s’en détournent…

En les inscrivant au lycée d’Élancourt, donc. Mais aussi dans le privé?

R. B. – On retrouve à Trappes les mêmes stratégies d’évitement qu’ailleurs. Ainsi, l’école catholique Sainte-Marie, rue Jean-Jaurès, est-elle essentiellement fréquentée par des enfants musulmans: les parents savent qu’inscrire dès la primaire leurs enfants dans cet établissement privé offre une chance supplémentaire d’accéder au collège-lycée Saint-François-d’Assise, à Montigny, et ses 100% de réussite au bac. Même des religieux impliqués dans la vie des différentes mosquées inscrivent leurs enfants à l’école Sainte-Marie.

“Les profs sont des vigies aux premières loges”

Cela n’exprime-t-il pas aussi, pour certains, un rejet de la laïcité pratiquée dans le public? Vous décrivez des professeurs de plus en plus en butte à la progression de l’islamisme…

Ariane Chemin Je pense surtout qu’ils souhaitent le meilleur niveau scolaire pour leurs enfants, plus de “mixité”, comme ils disent, et une école plus “tenue”. Reste que, au lycée public, depuis les années 1990, chaque rentrée scolaire voit s’épanouir des phénomènes nouveaux. A la rentrée de septembre 2017, par exemple, un professeur de philosophie a constaté que les garçons et les filles s’asseyaient de part et d’autre de la travée, sans se mélanger.

Les profs sont de précieux observateurs des évolutions de la société, des vigies aux premières loges. Ce sont eux qui, après les attentats contre Charlie, se voient expliquer qu’on “ne bafoue pas la religion”, mais aussi répondre parfois que les dessinateurs “l’ont bien cherché”. Eux qui devinent bien avant les services de renseignement, en apercevant une fille ou un garçon pleurer dans la cour, qu’un cousin ou un ami est parti à Raqqa…

Un autre marqueur de la progression islamiste auprès de certains élèves concerne l’enseignement des sciences…

R. B. Marie-Laure Ségal, une prof de philo aujourd’hui à la retraite, raconte qu’un jour, à la fin des années 1990, alors qu’elle évoquait devant ses élèves Galilée et sa condamnation pour hérésie, au début du XVIIe siècle, une élève était intervenue pour soutenir que Galilée avait bien tort puisque “tout est écrit dans le Coran, et il est dit que c’est le Soleil qui tourne autour de la Terre”. L’enseignante, étonnée, lui avait demandé d’où lui venait cette certitude. Le lendemain, la jeune fille était arrivée avec des cassettes éditées au Qatar remettant en question la théorie copernicienne, mais aussi la “prétendue théorie de l’évolution darwinienne”.

Ces manifestations sont très minoritaires, mais elles se sont multipliées au fil des années. Au point que les professeurs ont organisé des journées de la science et fait venir des figures de l’université pour évoquer Darwin, les recherches sur l’espace ou la procréation…

Les enseignants du lycée sont-ils épaulés?

A. C. Ils sont souvent dans une grande solitude et doivent improviser. Une nuit de novembre 2005, en pleines “émeutes des banlieues”, le gardien du lycée est mort après avoir tenté d’éteindre des voitures en feu sur le parking. Pendant son cours de philo, le lendemain matin, Didier Lemaire voit débarquer la proviseure, qui lui glisse, avant de repartir: “Le gardien du lycée est mort.”

Dans ce genre de situation, les profs sont seuls face à leur conscience et leur expérience. Lui est descendu en salle des profs. Comme chaque fois que le réel cogne à la porte de leur lycée, la discussion s’est engagée entre les enseignants… Faut-il interrompre les cours? Faut-il se taire, pour ne pas ternir encore plus la réputation du lycée?

R. B. La réputation, c’est un dilemme constant pour les professeurs. Ils sont témoins de la discrimination sociale qui touche leurs classes. Ils voient ces anciennes bonnes élèves à la caisse des supermarchés, ces garçons au chômage malgré leurs diplômes. Leur premier souci est de ne pas rajouter aux difficultés. La salle des profs se divise souvent entre ceux qui refusent de céder au déni et ceux qui craignent, en les abordant, de stigmatiser plus encore leurs élèves. Nous avons été impressionnées par leur engagement.

Contrairement à une idée répandue, les profs de Trappes ne sont pas seulement des débutants qu’on a obligés à “tirer quelques années en ZEP” au début de leur carrière. Ils restent parfois six, dix, quinze ans, avec la volonté de changer les choses, et souvent sans soutien concret de leur académie, démunie. Comme si l’Education nationale leur disait “tenez bon” sans savoir que leur conseiller…

Et ceux que vous avez rencontrés, que préconisent-ils?

R. B. Certains, rares, pensent qu’il faudrait carrément fermer le lycée et répartir les élèves dans les établissements alentour, seule façon de rétablir de la mixité sociale. Une solution radicale, que préconisait d’ailleurs Philippe Séguin il y a… trente ans, s’inspirant de ce qu’ont expérimenté certaines villes américaines dans les quartiers défavorisés. Mais, bien sûr, tous ne sont pas d’accord.

A. C. Ils changent d’ailleurs parfois d’avis, dans un sens ou dans l’autre. L’une des profs du lycée de Trappes considérait ainsi, lors du débat sur le voile, qu’il valait “mieux avoir un voile sur la tête que dans la tête”. Puis a cédé à d’autres arguments. La salle des profs est comme un petit laboratoire des déchirements que connaît la France sur tous les sujets de société, à commencer par cette laïcité que les politiques peinent à définir.

L’Express

*La Communauté (Albin Michel).

Merci à C’

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