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L’essayiste Hakim El Karoui d’origine tunisienne (par son père) appelle à poser un regard calme sur les musulmans de France. Tout en n’éludant rien de la bataille à livrer contre une idéologie qui a réussi à imposer sa norme au fil des décennies. A l’été 2016, il lançait l’appel de 41 personnalités musulmanes en faveur d’une structuration de l’islam de France pour mieux lutter contre l’intégrisme. Depuis, Hakim El Karoui n’a pas lâché l’affaire.

Ce consultant et essayiste, ancienne plume de Jean-Pierre Raffarin, publie aujourd’hui “L’Islam, une religion française” (Gallimard). Il y livre une riche analyse de l’état des lieux de la pratique musulmane dans l’Hexagone, à partir d’une enquête qu’il a menée pour l’Institut Montaigne. Une lecture éclairante et de saison, alors que le président de la République entend rouvrir le dossier de “la structuration de l’islam de France“.

Après les attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015, “je suis devenu musulman”, écrivez-vous en préface de votre livre. Vous l’êtes devenu “dans le regard des autres”, mais aussi parce que vous avez décidé d’assumer dans la sphère publique ce que vous réserviez avant à la sphère privée. C’est en tant que citoyen français musulman que vous vous engagez aujourd’hui?

Oui, et il faut en effet citer les termes dans cet ordre-là, car je m’engage d’abord en tant que citoyen français. Mon inquiétude, c’est la cohésion nationale. Mais je me mobilise aussi en tant que musulman, je me sens concerné et responsable. Ne rien faire n’est pas une option. Il y a un combat à mener, à l’intérieur de l’islam, et il est indispensable que nous nous engagions, moi, et beaucoup d’autres, car une partie des solutions sont à trouver en France.

Il faut répéter, expliquer et démontrer que l’islam n’est pas l’islamisme“, affirme Hakim El Karoui.

“Une offensive veut imposer aux musulmans le halal”

Quel est ce combat?

Il commence par le fait de répéter, expliquer et démontrer que l’islam n’est pas l’islamisme. De le faire dans le débat public, auprès des intellectuels, mais aussi auprès des musulmans eux-mêmes. L’islam est une religion; l’islamisme, un projet politique total, qui prétend organiser la vie autour de la religion. Ceux qui défendent cette idéologie en France ont le droit de le faire -c’est leur liberté-, là n’est pas la question.

Mais ces dernières décennies, on n’a pas assez combattu ce discours et l’on a laissé son influence se répandre, tant et si bien que les islamistes ont gagné la bataille des idées: ils ont réussi à produire la norme majoritaire pour les musulmans. Et dans la mesure où l’islam est, d’abord, largement ce qu’en font les musulmans, il faut d’urgence se mettre à déconstruire avec pédagogie ce que l’islamisme a réussi à imposer depuis des années comme des marqueurs de “bonne ou mauvaise piété”.

Le halal, écrivez-vous dans votre livre, est l’un des marqueurs de cette progression de l’islamisme…

Quand on interroge les musulmans croyants, 40% d’entre eux vous disent que le halal est l’un des cinq piliers de l’islam. C’est tout bonnement faux! La question même de savoir si c’est une prescription du Coran fait débat. Un verset qui vous dit “Vous mangerez la viande des gens du livre” -c’est-à-dire des juifs et des chrétiens, n’oublions pas que le Coran revendique son héritage juif et chrétien- et un autre où l’on dit qu’il faut que la viande ait été sacrifiée.

En tout cas, pendant très longtemps, les Français musulmans pratiquants se contentaient de prononcer “bismillah” -c’est-à-dire “au nom d’Allah”- avant d’attaquer leur steak, et cela suffisait. Aujourd’hui, 80% des familles musulmanes veulent qu’il y ait de la viande halal à l’école. Que s’est-il passé? Une offensive de grande ampleur, partie d’Iran, relayée par l’Arabie saoudite, la Malaisie et la Turquie, pour imposer aux musulmans le halal. Aujourd’hui, le halal triomphe bien au-delà des militants islamistes.

“Une musulmane n’est pas forcément voilée”

Un autre marqueur, dites-vous, est le port du voile…

C’est exactement pareil. Le Coran parle à peine du voile et de manière très floue. Ce sont des hadiths à l’origine douteuse qui l’évoquent. Mais, au fur et à mesure des décennies, l’idée que le voile serait une obligation et en même temps un marqueur d’islamité s’est répandue au point que 58% des hommes et même 70% des femmes se déclarant de religion musulmane en France se disent favorables au port du voile. Pire, cette “norme” s’est imposée au-delà: le foulard est devenu le symbole absolu de l’islam sur les couvertures de livres, de journaux, etc.

“80% des musulmans veulent de la viande halal à l’école.”

Prenez l’affiche qui s’était érigée contre le “muslim ban” de Donald Trump aux Etats Unis: elle montre une femme en hijab portant le drapeau américain. La France est un pays de liberté: en tant que citoyen, je ne peux que défendre le droit d’une femme à se voiler si c’est ce qu’elle souhaite (hors de l’école et de la fonction publique, bien sûr). Mais, en tant que musulman, j’ai envie de leur dire: pourquoi ce voile qui symbolise la soumission et un dérèglement de la relation entre les hommes et les femmes? Manifestez votre islamité différemment si vous souhaitez la faire savoir. Une musulmane n’est pas forcément voilée: ça, c’est une construction idéologique.

“Il faut aussi parler des dynamiques d’assimilation qui fonctionnent”

Sauf que le voile est désormais prescrit par le Conseil français du culte musulman (CFCM) dans sa “Convention citoyenne des musulmans de France pour le vivre-ensemble”. Donc, si l’on vous suit, cela voudrait dire que l’islamisme a même réussi à imposer certains de ses marqueurs aux représentants “officiels” du culte…

Le CFCM n’a aucune autorité théologique. C’est une organisation qui représente des mosquées dont les religieux sont absents. Mais oui, cela dit l’ampleur de cette ombre portée.

Vous revenez sur les chiffres erronés diffusés par certains -par exemple, que les musulmans représenteraient 30% de la population française. Vous soulignez aussi que l’islam est la première religion pratiquée dans le pays.

Les musulmans sont très pratiquants: les trois quarts d’entre eux le sont, contre 5% des catholiques. En faisant quelques règles de trois à partir de ces pourcentages, vous arrivez en effet au constat indiscutable qu’il y a plus de musulmans pratiquants (entre 2,5 et 3 millions selon mes calculs) que de catholiques pratiquants (1,65 million) en France. Cette prévalence, ajoutée à la concentration géographique des populations musulmanes, et au développement des signes extérieurs d’appartenance religieuse dont nous avons parlé juste avant, explique la perception très exagérée que certains ont du nombre de musulmans en France.

Votre livre en appelle à un “regard calme sur les musulmans de France”. Qu’entendez-vous par là?

Le modèle français d’assimilation explique que le succès soit silencieux, invisible, et que l’échec soit criant. On ne parle pas de ce qui va bien. D’après les enquêtes que nous avons menées avec l’Institut Montaigne, il y a environ 50% des musulmans qui sont en gros dans une dynamique d’insertion dans les valeurs de la République. Il faut aussi parler des dynamiques d’assimilation qui fonctionnent. De l’accès à l’enseignement supérieur, des mariages mixtes, du métissage… c’est aussi une réalité française.

“Il y a un marché des idées, avec une offre et une demande”

Vous revenez également sur la question de l’antisémitisme dans certains quartiers. Et vous ne le reliez quasiment pas au conflit israélo-palestinien. Pour vous, de quoi est-ce le symptôme?

Je ne pense pas, en effet, que ce soit le conflit israélo-palestinien qui explique cet antisémitisme. D’abord, parce que la question du Proche-Orient aujourd’hui -un peu moins ces derniers mois, mais tout de même- s’est focalisée sur la Syrie. Y compris dans les quartiers populaires, chez les enfants d’immigrés, etc., avec un ennemi: Bachar el-Assad, pas Israël. Et l’idée chez certains que partir en Syrie combattre Bachar était légitime puisque tout le monde, y compris François Hollande, disait que c’était un bourreau.

Mais outre ces considérations conjoncturelles, il faut comprendre que l’antisémitisme est de toute façon plus profond que le conflit israélo-palestinien. Il résulte du complotisme, qui va avec l’islamisme: cette idée qu’il y aurait un complot contre les musulmans et que le fait d’embrasser l’islamisme est une façon de se rebeller contre le complot. Or qui trouve-t-on au cœur du complot? Les juifs. Les Américains et les Occidentaux, aussi. Mais d’abord les juifs. Cela va au-delà du sujet israélo-palestinien. C’est, en réalité, une vision du monde.

Comment s’y prendre dans cette bataille contre l’islamisme que vous appelez de vos vœux?

Eh bien, il y a tout à faire. Il faut faire le boulot qu’ont fait les islamistes depuis quatre-vingts ans. C’est beaucoup, énorme même, mais si on ne le fait pas, c’est perdu d’avance. Il y a un marché des idées, avec une offre et une demande. On ne peut pas en laisser le monopole aux islamistes, et notamment sur les réseaux sociaux. Tariq Ramadan a 2 millions de followers sur Facebook, autant qu’Emmanuel Macron… Edouard Philippe a 75000 followers, l’imam François (cela ne s’invente pas!), imam salafiste de Joué-lès-Tours, 780000. Et pourtant, qui le connaît? On ne se rend pas compte de la force du mouvement islamiste et notamment de la dynamique salafiste.

“Tariq Ramadan a incarné la rupture avec l’islam des blédards [NDLR: la génération des musulmans nés au Maghreb], l’inscription dans la modernité occidentale”, observe Hakim El Karoui.

Quel rôle a joué Tariq Ramadan à votre avis dans la montée en puissance de l’islamisme en France?

Oh, ce n’est pas la question d’une ou de plusieurs personnes. Mais Tariq Ramadan, oui, est un symbole. Il a exalté la fierté musulmane, il a incarné la rupture avec l’islam des blédards [NDLR: la génération des musulmans nés au Maghreb], l’inscription dans la modernité occidentale. Il est aussi le premier à avoir tenu le discours “on peut être musulman et européen” et à avoir fait le lien avec la gauche, via les altermondialistes, sur le thème “nous, les musulmans, sommes tous des victimes”. On est là au coeur de l’argumentaire des islamo-gauchistes tel que le déroulent Edwy Plenel ou le Collectif contre l’islamophobie en France.

Bon nombre d’intellectuels mélangent islam et islamisme

Qu’en est-il de l’influence des Frères musulmans?

La confrérie des Frères musulmans est l’une des modalités de l’islamisme, mais il faut la considérer davantage comme une galaxie internationale, une plateforme, que comme une organisation avec un chef qui décide. Le “frérisme”, c’est une façon de faire, qui mêle action sociale, community organizing et une vision religieuse très conservatrice dans un projet politique global pour lequel “l’islam est la solution, le Coran notre Constitution”.

Vous faites l’une des critiques les plus paradoxales (et peut-être l’une des plus efficaces) d’Eric Zemmour: pour vous, c’est… un salafiste, puisqu’il dénie aux musulmans séculiers le fait d’être des musulmans

Tout à fait! En prétendant que tous les musulmans sont salafistes parce qu’en s’éloignant du littéralisme du Coran ils ne seraient plus musulmans, il reprend le discours des salafistes et se fait leur complice. Sa thèse ne résiste évidemment pas un instant à l’épreuve des faits, comme le montre amplement mon enquête: il y a des musulmans séculiers. Le problème est que bon nombre d’intellectuels méconnaissent la réalité, ce qui les amène à mélanger islam et islamisme. […]

L’Express

Merci à C’

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