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CHRONIQUE – Cinquante heures d’entretiens avec le cinéaste américain Oliver Stone. Le film est devenu livre et révèle un Poutine inédit qui se livre comme jamais.

Ils rient. Ils s’esclaffent même parfois comme deux vieux complices. Ils se baladent ensemble dans les couloirs du Kremlin. Ils prennent un café. Ils se demandent des nouvelles de leurs enfants, de leur santé, du temps qui passe et les vieillit. Ils se retrouvent avec chaleur et se quittent avec tristesse. Ces conversations entre Vladimir Poutine et Oliver Stone sont d’abord le produit d’une improbable amitié qui naît et s’épanouit au fil d’une cinquantaine d’heures d’entretiens, étalés sur deux ans, entre 2015 et 2017. Improbable amitié entre le politique et l’artiste. Grand spectacle mis en scène par le cinéaste hollywoodien pour la télévision.

Pour cette amitié, pour sa prétendue «complaisance», Oliver Stone a reçu des tombereaux d’injures. Poutine lui-même l’avait prévenu: «On vous fera souffrir pour ce que vous avez fait.» Les médias occidentaux ont évoqué les entretiens des journalistes français avec le chancelier Hitler dans les années 1930. Il est vrai que Stone ne dissimule ni sa sympathie pour son interlocuteur, ni ses critiques contre la politique impérialiste de son pays, au point que Poutine doit le freiner dans son élan: «N’essayez pas de me pousser à tenir des propos anti-américains.» Mais Stone n’hésite pas à poser les questions qui fâchent, sur sa fortune personnelle, les homosexuels ou l’Ukraine, et y revenir sans se lasser lorsque les réponses de Poutine sont trop elliptiques.

C’est tout l’intérêt d’un livre après le film: si on a perdu le choc des images, on a gagné le poids des mots. On est dans le cerveau de Vladimir Poutine. On s’y balade d’autant plus à notre guise que l’empathie tant reprochée à Stone est aussi le meilleur moyen pour que le patron du Kremlin se livre comme jamais. On lit son mépris pour Gorbatchev, et son respect pour Staline. Sa colère rétrospective contre la naïveté d’Eltsine qui ouvrit aux Américains jusqu’aux secrets nucléaires de la défunte Union soviétique. On comprend que Poutine n’est jamais à l’initiative, mais toujours en réaction ; jamais en attaque, toujours en défense. La Crimée est la réponse au Kosovo ; l’intervention militaire en Syrie est la leçon tirée du chaos libyen.

On saisit que pour lui, ni la France ni l’Allemagne ni l’Angleterre n’existent plus. À Oliver Stone qui s’interroge sur le déclin de ces grandes puissances d’autrefois, Poutine répond froidement: «La Première Guerre mondiale. Et puis la Seconde Guerre mondiale. C’est facile à comprendre.» Pour Poutine, la seule structure qui existe, c’est l’Otan, pas l’Union européenne dont il ne parle jamais. Il n’y a pas de souveraineté européenne, dont rêve Emmanuel Macron, mais un souverain américain et ses vassaux européens. Il n’y a plus de Français mais des Gallo-Ricains: Poutine serait d’accord avec le diagnostic de Régis Debray.

Son analyse brillante et implacable d’une Otan qui n’a plus de légitimité depuis la chute de l’Union soviétique, et se cherche un ennemi pour survivre et pérenniser l’hégémonie américaine, a des accents gaulliens. Comme sa défense farouche de la souveraineté: «Il n’y a en réalité guère plus qu’une poignée de pays qui peuvent se targuer d’une véritable souveraineté. Les autres pays sont pieds et poings liés par leurs obligations en tant qu’alliés.»

Poutine n’a qu’un seul interlocuteur, les États-Unis, qu’il appelle avec une ironie sarcastique: «nos partenaires». Il a compris l’essentiel: «Ce qui est curieux chez vous, c’est que les présidents changent mais pas la politique.» Ce qu’il appelle la «bureaucratie» et Oliver Stone, «le pays profond» règnent sans partage. Le dernier entretien entre les deux hommes a lieu après la victoire de Trump – que Poutine dément avoir provoquée. D’autant mieux qu’il annonce d’avance que cette élection ne changera rien à la politique américaine!

De nombreux commentateurs nous ont expliqué à satiété que le Russe voulait ressusciter un climat de guerre froide par nostalgie d’une époque où l’Union soviétique était un des deux super-grands. Mais la thèse inverse est au moins aussi fondée, avec une géostratégie américaine qui n’a jamais renoncé à ses principes fondamentaux, à savoir maintenir la division entre l’Allemagne et la Russie, pour conserver l’hégémonie sur cette Eurasie, gage de leur domination mondiale.

Poutine montre ses forces pour mieux dissimuler ses faiblesses: une démographie en berne qu’il fait tout pour réanimer ; une économie qui ne parvient pas à s’arracher à sa dépendance aux hydrocarbures ; un budget militaire contraint par l’exiguïté de l’appareil industriel et financier: 60 milliards de dépenses contre 600 milliards pour les Américains! On est loin de la course aux armements de la guerre froide. Poutine est en vérité le patron d’une nation qui se cherche, entre une idéologie communiste soviétique défunte et une identité nationale russe en reconstruction, entre tsars, Église orthodoxe et oligarques propriétaires de clubs de football anglais. Il est le chantre d’un nationalisme blessé, un peu à la manière du nationalisme français après la chute de l’Empire napoléonien ou de la perte de l’Algérie. C’est le grand mérite de Stone que de nous le révéler ainsi.

Aux yeux des médias occidentaux, et des lobbys féministes et LGBT qui leur servent de mentors idéologiques, Poutine est l’incarnation du «macho» dominateur et sûr de lui. Poutine aime à les provoquer, avec ses plaisanteries de garçon de bain: «Je n’ai pas de bons et mauvais jours. Je ne suis pas une femme.» Mais l’essentiel est ailleurs: Poutine est le représentant des Blancs russes pris en tenaille démographique entre l’exubérance musulmane à l’intérieur (qui représentera 30 % de la population du pays dans vingt ans) et la montée inexorable de la puissance chinoise à l’extérieur. Il est un homme du XIXe siècle qui se sert de ses armées comme on le faisait alors, tandis que les Européens sont des hommes du XXIe siècle qui ne jurent que par l’économie et le droit.

Poutine a compris qu’il était sur le même bateau que les Européens de l’Ouest. Un bateau qui ressemble au radeau de la Méduse. Mais au contraire de ses «partenaires», il a choisi de regarder la réalité en face. Tomber, mais les armes à la main. Poutine est notre remords et notre nostalgie. C’est pour cette raison qu’on lui en veut autant.

Le Figaro

Merci à valdorf

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