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Arrivés eux-mêmes dans les années 1990, les Allemands de souche venus de l’Est se mobilisent aujourd’hui contre l’accueil des réfugiés arabo-musulmans. Au risque de tomber dans la xénophobie.

Il fait gris et froid lorsque l’homme à la chapka grimpe sur le banc, devant l’hôtel de ville. C’est une ouchanka comme en portait jadis Brejnev, en fourrure, avec les oreilles rabattues. A la main, l’homme tient une pancarte en carton où l’on peut lire : “Protégez nos femmes et nos enfants !” Il hurle, lance des invectives, gesticule. Il est très remonté, mais on ne sait pas exactement pourquoi, en tout cas si l’on ne comprend pas le russe.

Puis un autre se juche sur le banc à son tour. De haute stature, bien en chair, un bonnet de laine sur la tête, il parle allemand avec un accent russe. “Si on ne fait rien maintenant, on est foutus, s’exclame-t-il avant d’ajouter: Merkel doit démissionner !” Nous sommes le dernier samedi de janvier. Un millier de personnes environ se sont réunies sur le parvis de la mairie d’Ingolstadt. Lorsque l’homme bien en chair évoque la démission de la chancelière, la foule approuve, applaudit, siffle.

Ce sont surtout des Russlanddeutsche [“Allemands de Russie”, descendants des Allemands ayant émigré en Russie sous le règne de Catherine II et rentrés en Allemagne après la chute du Mur] qui descendent dans la rue pour manifester contre la politique migratoire du gouvernement Merkel. Ils ne manifestent pas seulement à Ingolstadt, mais aussi à Nuremberg, à Kempten, à Ratisbonne, dans toute la Bavière. […]

Eugen Kunz (nom modifié) a participé à la manifestation. Quinze jours plus tard, nous le retrouvons au centre d’animation du quartier Pius, dans le nord d’Ingolstadt. Dans les boutiques, au pied des barres d’immeubles, tout est écrit en cyrillique. Eugen Kunz est arrivé à Ingolstadt dans les années 1990. Comme tant d’autres Allemands de Russie, c’est un Spätaussiedler [rentré d’Europe de l’Est après 1993]. Ingolstadt en a vu affluer plus qu’aucune autre ville : ils ont été environ 15.000 à y poser leurs valises depuis les années 1990. Beaucoup, à l’instar d’Eugen Kunz, 63 ans, ont élu domicile dans le quartier Pius.

Double nationalité

Kunz pose son couvre-chef sur la table, s’assied, puis se relève et recule sa chaise. “C’est trop près pour moi”, dit-il. Il n’aime pas trop les journalistes et préfère donc mettre un peu de distance. Première question : pourquoi les Allemands de Russie s’en prennent-ils aujourd’hui aux réfugiés ? Eux-mêmes n’ont- ils pas été parfois mal accueillis à leur arrivée en Allemagne, dans les années 1990 ? “Je ne vois pas le rapport, tranche Eugen Kunz. Je n’admets pas qu’on nous compare à ces gens qui débarquent chez nous.

Eugen Kunz est né en Russie, où il a vécu 47 ans durant, il a un passeport russe et un autre allemand, ses grands-parents étaient allemands, ses parents aussi, et l’allemand est sa langue maternelle. Il a raison : on ne peut pas mettre sur le même plan les réfugiés d’aujourd’hui et les Aussiedler d’hier [tous les Allemands de souche qui sont rentrés après la chute du Mur] – mais il existe bien des parallèles. On se souvient par exemple que l’ancien ministre de l’Intérieur bavarois Günther Beckstein (CSU) fustigeait la criminalité de cette population, lors des campagnes électorales de 1998.

Selon les préjugés de l’époque, les Allemands de Russie étaient des ivrognes, des vandales, des voleurs. Et voilà qu’aujourd’hui, surtout depuis les événements du nouvel an à Cologne, les préjugés sont de retour : tous des ivrognes, vandales, voleurs – sauf que, cette fois-ci, ils s’agit des réfugiés de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak, du Maroc . “Bien sûr que la période où l’on traitait les Allemands de Russie de criminels a été difficile à vivre, admet Eugen Kunz, mais les gens se sont pris en main et aujourd’hui nous sommes parfaitement intégrés.

Dont acte. Dans un rapport de l’Office fédéral des migrations et des réfugiés, on peut lire : “Les Spätaussiedler [arrivés après 1993] sont pour la plupart intégrés sur le marché du travail. Leur taux de chômage est faible.” Leur intégration a été une réussite. Pour Eugen Kunz aussi, tout a bien marché.

En Sibérie, il était ingénieur. A la fin des années 1990, il est arrivé avec son épouse en Allemagne, où il a pu suivre une formation. Moins d’un an et demi plus tard, il avait un travail. Aujourd’hui, il est ingénieur R&D chez un fournisseur d’Audi. “Sans l’aide de l’État, j’aurais mis deux fois plus de temps. Mais je voulais vivre le moins longtemps possible aux crochets de l’État.” Et c’est là qu’il voit la différence avec la situation actuelle : à leur arrivée en Allemagne, les Allemands de Russie parlaient la langue et comprenaient la culture, au moins pour la plupart d’entre eux.

Alors qu’aujourd’hui, pour les réfugiés, “l’intégration prendra deux fois plus de temps, si ce n’est trois fois plus”, assure Eugen Kunz. Voilà pourquoi il ne veut plus qu’il en vienne. Le fait que les Allemands de Russie aient eux-mêmes expérimenté les difficultés de l’intégration est-il la cause de leur mouvement de grogne ?

Se croient-ils mieux placés pour juger de la situation que des gens qui n’ont jamais eu à s’intégrer dans la société ? Les médias ont échafaudé ces derniers temps des théories bien différentes – en l’occurrence, que les Allemands de Russie auraient été montés contre les réfugiés par les médias russes et que les manifestations auraient été téléguidées par le Kremlin pour affaiblir la chancelière.

“N’importe quoi !” grommelle Sofia Dortmann, 62 ans, lunettes à monture dorée, boucles d’oreille dorées, chaînette dorée autour du cou, dans la cuisine de son deux- pièces, situé dans l’ouest d’Ingolstadt. Elle regarde aussi bien les journaux télévisés allemands que les russes “et c’est bien là le problème”, dit-elle.

En d’autres termes : c’est le contraste entre les médias russes et allemands qui inquiète les Allemands de Russie. “Je ne crois ni les uns, ni les autres”, conclut Sofia Dortmann. Elle fait davantage confiance aux gens du quartier qui racontent des horreurs. Par exemple l’histoire de ces réfugiés qui auraient immolé une jeune fille, ici même, à Ingolstadt, juste comme ça.

“Je n’en ai pas entendu parler aux informations, commente Sofia Dortmann, mais je suis sûre que c’est vrai. Une chose pareille, ça ne s’invente pas.” Est-ce que ce genre d’histoire ne lui rappelle pas les clichés colportés jadis contre les Allemands de Russie ? Des clichés qui se sont dissipés depuis. “Pour l’instant, je m’en fiche”, tranche Sofia Dortmann.

Tout ce qu’elle veut, c’est pouvoir sortir à nouveau dans la rue sans avoir peur. Sofia Dortmann était enseignante en Sibérie. A son arrivée en Allemagne, dans les années 1990, elle a dû se reconvertir. Après ça, elle a été pendant 12 ans opératrice de saisie chez Audi, puis deux ans au chômage, avant de prendre sa retraite.

“J’ai perçu 260 euros d’allocations-chômage, alors que j’avais travaillé douze ans. Les réfugiés, ils n’ont jamais travaillé, et ils touchent plus que ça. Ça me met en colère”, tempête-t-elle. Fermer les frontières. Et sa cou- sine, qui a dû patienter neuf ans en Russie avant que son dossier de Spätaussiedlerin [candidate au retour] soit accepté ? “Les réfugiés, eux, ils entrent comme dans un moulin. Ça, je ne comprends pas.” Les envierait-elle ? Elle assure que non, se dit sceptique quant à leur intégration.

“Moi, je suis allemande. Quand j’étais petite, ma grand-mère me chantait des chansons allemandes, j’ai appris à les chanter. Eux, ils ont une culture radicalement différente, ils ne chanteront jamais de chansons allemandes.” Aux yeux de Sofia Dortmann, il n’y a qu’une solution : “Fermer les frontières, ne plus laisser entrer personne.” Pourtant, elle ne participera pas à la prochaine manifestation. “On y parle trop russe, je trouve que ce n’est pas bien.

Va-t-elle rejoindre le mouvement Pegida [mouvement des “Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident”] ? Non, Dieu soit loué, on trouve encore des hommes politiques qui ont la tête sur les épaules en Allemagne. Elle hèle son mari qui est au salon, plongé dans la lecture de la presse sur son ordinateur : “Pas vrai, Alexander ?” Ce jour-là [4 février], le patron de l’Union chrétienne-sociale [et ministre-président de Bavière], Horst Seehofer (CSU), rencontre Vladimir Poutine à Moscou. Alexander se lève, nous rejoint dans la cuisine et confirme : “Notre bon roi Seehofer, c’est vraiment quelqu’un de bien.

Sueddeutsche.de

(Merci à Diberville)

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