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Sourdez vous le cul tost et apareillez a diner !” Comment activer un aubergiste, réprimander un valet ou insulter un chauffard dans la France médiévale ? Les manuscrits exposés à la bibliothèque de l’université de Cambridge, en Grande-Bretagne, reflètent un français fleuri qui, aujourd’hui, prête à sourire. Ils sont aussi une fenêtre ouverte sur une page d’histoire du Moyen Âge. Avec les médiévistes Jean-Philippe Genet et Bill Burgwinkle, retour sur une époque où le français était la langue des rois, mais aussi de tous les échanges culturels et commerciaux.

Par Liliane Charrier

Détail d’un ouvrage multilingue rassemblant une cinquantaine de textes – histoire, géographie, cosmographie, littératures et religions (entre 1307 et 1350)
En l’an de grâce 1398, le jeune Perot, venu d’Angleterre, retrouve son ami Guillaume dans une auberge sur la route de Paris.

En quel langage “universel” les deux compères communiquent-ils pour gérer le quotidien ? A l’époque, c’est le français qui unit les peuples.

Un français fluide et imagé, car Perot aura pris soin, avant son départ, de bûcher Manières de langage, un guide de conversation à l’attention des voyageurs anglais.

Le soir, ils pourraient se chamailler sur ce mode, qui reste étonnament compréhensible pour le francophone du XXIe siècle (sinon, voir traduction en français moderne ci-contre):

‘Guillam, avez vous fait nostre lit?
– Nonil, vrayement.
– Vous estes bien meschant que notre lit est encore a faire. Sourdez vous le cul et allez vous faire nostre lit, je vous em pri, car je dormisse tres volontiers se je fusse couchee.
– Hé, biau sire, me laissez vous chauffer bien les piés primierement, car j’en ai grant froit.
– Et com le pourrez vous dire, pour honte, depuis qu’il fait si grant chaut?
– Allumez la chandele et va traire de vin.
– [Alez] se vous vuillez, car je ne bougerai ja.
– Il le meschine qui vous en dounra a boire!  car je m’en irai querre de vin pour mot mesmes et pour Jehan. Et par Dieu! se je puis, vous ne beverez mais huy a cause de vostre malvais voulanté.

Une page de “manière de langage”, un manuscrit de 1396.

 

Un manuel médiéval de français “langue étrangère” ?

Réserver une chambre, marchander un produit, demander son chemin, répondre aux provocations, accélérer le service, consoler un enfant ou chanter les “chants d’amour les plus gracieux et les plus amoureux,” du monde… Au XXIe siècle, utiliser l’anglais pour se faire comprendre en dehors des frontières est une évidence. Le routard du XIVe siècle, lui, devait s’en tirer dans un contexte où latin et français étaient les seules langues universelles. Et la route était longue, au rythme lent des transports de son époque.

Conçu pour enseigner au lecteur à “parler, prononcer correctement et écrire parfaitement en doux français, la langue la plus belle, la plus gracieuse et la plus noble du monde entier après le latin, la plus prisée et aimée de toutes de les autres“, Manière de langage est exposé jusqu’au 7 avril 2014 à la bibliothèque de l’université de Cambridge, parmi 53 manuscrits en français médiéval. Le document fait aussi la part belle à la bonne chère : pour le petit-déjeuner, l’auteur mentionne 45 poissons et 19 viandes, “tandis que les légumes sont quasiment absents“, note Bill Burgwinkle, professeur de français médiéval à Cambridge et commissaire de l’exposition.

Ecrit anonyme provenant de l’abbaye de Bury-Saint-Edmunds, grand centre des lettres et du commerce au Moyen Âge, ce manuscrit “a probablement été rédigé par un Français ou un Anglais d’origine française, à l’attention d’hommes d’affaires d’une certaine classe, explique Bill Burgwinkle. Il accorde une grande importance aux différents registres de langage, et par conséquent aux classes sociales. A chaque situation, il propose différentes phrases en fonction de l’interlocuteur, seigneur ou garçon d’écurie.”

Le français dans l’Angleterre du Moyen Âge : un “québécois” médiéval

Si c’est en Angleterre que ces manuscrits ont vu le jour, c’est moins pour des raisons linguistiques que sociales. “Après la conquête normande, au XIIIe siècle, les nobles, les grands propriétaires terriens, et toute la couche supérieure de la société anglaise sont francophones, explique Jean-Philippe Genet, historien médiéviste et professeur à l’université de Paris I. Mais ces gens d’origine normande baignent dans un milieu anglais, et leur français, un siècle après, se détériore. Leur langue évolue.” Un peu comme le québécois par rapport au français, donc. Un clivage dont le révélateur sera la guerre de Cent Ans (1337-1453) : en débarquant en France, les Anglais mesurent combien leur français est en décalage avec celui du continent. “Dans les campagnes, les Français ne les comprennent pas, s’amuse le médiéviste. C’est d’ailleurs une source de plaisanterie pour nombre d’auteurs de l’époque. Dans Jehan de Dammartin et Blonde d’Oxford (1274), de Philippe de Beaumanoir, le comte d’Oxford ne cesse de commettre des impairs du style “belle porcelle” au lieu de “belle pucelle“.

Zoom:

Lettre des universitaires de Cambridge au roi d’Angleterre (vers 1380-1400)

Le français, la langue des rois

Au-delà des affres des conquêtes entre la France et l’Angleterre, le français fut longtemps la langue du commerce et des autres échanges dans toute l’Europe. “Les textes, eux aussi, circulent beaucoup. De même que les étudiants, entre Paris, Bologne et Oxford, les trois grandes universités médiévales,” souligne Bill Burgwinkle. Le français est aussi l’idiome des rois et des élites. Car la très grande aristocratie et les intellectuels, eux, qui rayonnent sur tout le continent, parlent un français châtié, celui qui est enseigné à la Sorbonne, à Paris, et qui est compris de tous parmi les nobles.

A la fin du XIIIe, les chroniques de voyages de Marco Polo étaient rédigées en français. Le français fut la langue maternelle de tous les rois d’Angleterre, de Guillaume le Conquérant à Richard II (fin du XIVe siècle). Peu après l’an 1500, Henri VIII écrivait encore ses lettres d’amour à Anne Boleyn en français…

Zoom:

Page grammaire (1350-1400).
Les subtilités de l’usage des verbes en français sont expliquées en latin.

Du dialecte à la langue internationale

Longtemps, les langues vivantes sont restées des “patois” fluctuants. Qui voulait s’adresser à un grand nombre le faisait en latin, une langue morte. “Le français est la première langue vernaculaire (populaire, ndlr) à avoir des capacités d’expression suffisamment larges pour servir de vecteur de communication universelle,” explique Jean-Philippe Genet.

Et ce en partie grâce à la politique des rois de France, qui favorise systématiquement les traductions en français dès la fin du xiiie siècle. Mais c’est avec le De vulgari eloquencia, de Dante, qui revendique le statut de langue de communication pour les langues “vulgaires”, au début du xive sicèle, qu’elles commencent à se structurer et se stabiliser – le français, tout d’abord, puis l’italien et enfin l’anglais.

Partie de chatouilles

Quid de la brouille entre nos deux compères de route, Perot et Guillaume ? Ceux qui n’y tiennent plus seront heureux d’apprendre que la fin du jour les surprend prompts à la réconciliation (traduction ci-contre) :

‘He! Guillam, que vous estez bien suave de corps : pleüst a Dieu que je feusse si sueve et si nette estez.’
– ‘He! Perot, ne me touchez point, je vous en pro, car je sui bien chatoilleus’.
– Hé, Guillam, je vous chatoillerai très bien doncques.
– Pour Dieu! biau sire, fines vous, car il est haut temps a dormir, mais huy par Nostre Dame! toutes voies ceu fait mon.
– Ore ne parleons plus doncques, mais dormons fort et estaingnez la chandelle.
– Guillam, Dieux vous donne bonne nuit et bon repos, et mot aussi.
– Quoy ne rions nous nos oraisons  si comme nous sume acoustumez?
– Il ne me souvenoit poynt.

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