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Dans son édition du 17 décembre, La Croix tente de prendre du recul par rapport à l’actualité russe. Qu’il s’agisse des relations entre l’Ukraine et la Russie – envenimée depuis le rattachement contesté de la Crimée (‘Complications ukrainiennes’) au printemps dernier – ou de la dégradation de la situation économique, le journal souhaite se prémunir d’une corrélation simple, si couramment utilisée dans la presse.

La diplomatie suicidaire de Poutine (comprenez : parce que nationaliste et pan-russe) isole son pays dans le concert des nations ! En réalité, reprendre tout ou partie de ce raisonnement concourt à servir celui-là même que l’on entend affaiblir. C’est prêter en outre aux sanctions occidentales un poids qu’elles n’ont probablement pas. Le journal part du constat établi par son envoyé spécial Benjamin Quénelle – la perte de valeur du rouble par rapport au dollar – pour scruter la fragilité économique russe.

Dans son dossier central intitulé ‘La crise révèle les faiblesses du modèle économique russe‘, Alain Guillemoles pose quatre questions parmi lesquelles trois appellent des réponses rapides : sur les causes de la chute du rouble (division par deux des revenus tirés de l’exportation de produits énergétiques, accélération de la conversion en monnaie étrangère des épargnants), les réponses possibles de la banque centrale russe et les inflexions souhaitables de l’exécutif. Une question demeure, bien plus complexe : “Pourquoi l’économie russe est-elle en crise ?

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La rente masquait l’absence de productivité de l’économie russe. Tout est dit en peu de mots. Pendant une décennie, l’argent facile du gaz et du pétrole a permis aux Russes des grandes villes plus que des campagnes, de vivre sur un train de prospérité. Ces privilégiés ont pris l’habitude d’acheter à l’étranger ce qui n’était plus produit sur place, non seulement par goût, mais aussi par besoin d’extérioriser leur ascension sociale. Celle-ci confirmait – ou non – leur réussite dans le système soviétique; pour les plus chanceux et les plus prospères, elle se basait sur l’économie parallèle, parfois sur la violence.

L’industrie automobile n’avait pas pu (su ?) répondre aux besoins d’une clientèle exigeante ? Les voitures allemandes ou japonaises supplantaient Avto-VAZ et ses produits banals (lien).

Tous biens confondus, la plupart des marques russes ont été laminées par la concurrence après l’ouverture des frontières de 1991. Les industriels nationaux ont dû à la fois affronter la réticence des investisseurs et le dédain des clients russes. Dans le même temps, les actifs attirés par les salaires attractifs proposés par les sociétés extractrices de matières premières ont préféré la mine et l’industrie lourde : comment expliquer autrement qu’une ville sibérienne comme Norilsk, située au nord du Cercle polaire compte encore plus de 150.000 habitants (lien). L’effet d’aubaine a donc aggravé les effets négatifs de la rente.

Alain Guillemoles semble également s’étonner de l’ampleur de la part prise par la grande industrie (aéro-spatial, nucléaire, etc.), mais omet de préciser que celle-ci résulte des choix même du parti communiste. Dans le cadre des plans quinquennaux (le premier s’étend de 1928 à 1933), l’URSS était alors censée rattraper, puis dépasser les Etats-Unis du point de vue de la production d’acier ou d’électricité, dans la conquête de l’espace, dans l’équipement des campagnes en tracteurs.

Les biens manufacturiers intermédiaires, de consommation immédiate, passaient au deuxième plan, classés comme superflus pour les travailleurs (mais vendus dans les magasins d’Etat pour les apparatchiks). Il en a résulté un sous-équipement chronique des ménages soviétiques, jusqu’à l’époque de Gorbatchev. Après 1991, les produits importés ont suppléé la déficience de l’industrie russe, dès lors que le taux de change du rouble facilitait l’équipement des foyers.

35 % de la richesse nationale est entre les mains de seulement 110 personnes, des proches du président russe. La Russie dispose de réserves financières, mais n’a pas su se moderniser durant les dix dernières années…”

On ne saura trop redire que la personnalisation du régime russe, si elle ne déplaît pas à tous les Occidentaux, compte moins que son bilan (2000 – 201 ?). Les cours mondiaux garantissaient à la Russie plus qu’une accalmie bienfaisante après les années noires de l’effondrement de 91, une opportunité inouïe : l’Otan obnubilée par la guerre au terrorisme, l’Europe empêtrée dans l’intégration des pays laissés exsangues à l’issue de décennies d’occupation soviétique (et quémandeuse de produits énergétiques), et la faiblesse de l’opposition intérieure au régime de Vladimir Poutine.

Et pourtant, les Russes attendent toujours une amélioration de leurs hôpitaux, de leurs universités, et de leurs réseaux de transport à l’est de l’Oural… 

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Tout cela ne démontera pas les certitudes des plus convaincus. Ceux-ci minimisent l’évidence. Poutine a mis au pas les puissants qui avaient raflé la mise lors des privatisations de l’ère Eltsine ? Il a choisi plutôt ses oligarques, c’est-à-dire des hommes autorisés à s’enrichir sans empiéter les uns sur les autres et sans s’immiscer dans les cercles politiques. La classe moyenne, essentiellement urbaine, attend désormais à l’extérieur de la fête.

Poutine ravive l’histoire de la Russie et défend son territoire ?

La vraie leçon esquissée par l’immense Alexandre Soljenitsyne était que le monde devait pleurer avec les Russes, car ils avaient payé plus que tous les autres Soviétiques la facture du(des) totalitarisme(s). Le goulag ramenait les Russes à Job, l’homme de bien martyrisé, sans cause ni justification. Poutine renvoie lui son peuple à Saul “Le voilà ce roi conquérant ! La terre devant lui semblait manquer d’espace.” [Alexandre Soumet]

Pour tant de dépenses militaires, les gains territoriaux restent de surcroît modestes et fort discutés (Ossétie, Transnistrie, Crimée…). Poutine réhabilite maladroitement Koltchak, mais pleure en écoutant l’Internationale en Mongolie (*), quand Brejnev la bafouillait en 1978 (lien). L’appellation de Dzerjinki donnée à une unité d’élite de la police témoigne de l’ampleur du déni (**).

Poutine a restauré la grandeur militaire russe ?

Il a surtout bénéficié du contraste avec l’échec retentissant de l’Afghanistan. L’opinion publique russe, peu rancunière après le naufrage du sous-marin Koursk, a apprécié l’écrasement des rebelles tchétchènes eux-mêmes pris dans une impasse religieuse et stratégique. L’attentat récent de Grozny démontre de toutes façons que le sang versé lors de la seconde guerre de Tchétchénie (1996-2000) appellera tôt au tard le sang de la vengeance.

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Le premier choc pétrolier a déstabilisé les pays producteurs bordiers de la mer du Nord. A l’issue de l’effondrement des cours pétroliers au début des années 1980, les Pays-Bas producteurs de gaz ont ensuite été frappés d’un mal finalement qualifié de maladie par plusieurs économistes. Les Hollandais ont dû patienter une décennie pour voir leur économie se rétablir. C’était il y a trente ans.

En 2014, avec ou sans Poutine, les Russes doivent quant à eux relever plusieurs défis. Aucun n’est en lien avec une menace extérieure. C’est peut-être ce que l’on nommera Russian disease : le mal hollandais (courbe / ***) agrémenté d’un soupçon de gène soviétique  ! [Pour approfondir, on pourra suivre le guide…]

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Notes :

(*) Sur la Mongolie, le lien est le suivant http://video.lefigaro.fr/figaro/video/les-larmes-de-vladimir-poutine-sur-l-hymne-russe/3769245016001/  /

(**) Sur Dzerjinski : http://www.lemonde.fr/international/article/2014/09/23/une-unite-d-elite-de-la-police-russe-retrouve-son-ancien-nom-de-dzerjinski_4493048_3210.html

(***) Sur la Dutch disease : http://www.grips.ac.jp/teacher/oono/hp/lecture_F/lec08.htm

Le Monde

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