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A Bristol, à Fukushima, en France, des héros ordinaires se battent pour rendre la vie meilleure. Et inventer une autre ère énergétique et économique.

Ils sont français, brésiliens, allemands ou canadiens. Ils créent des monnaies locales, des jardins communautaires, des parcs éoliens citoyens, des entreprises coopératives. Ces « lanceurs d’avenir », comme les appelle Marie-Monique Robin dans son dernier documentaire, Sacrée Croissance !, s’aventurent dans de nouvelles façons de vivre, consommer ou produire, à l’heure où les promesses de l’abondance capitaliste s’évanouissent.

Ils préfèrent le « mieux » au « plus », sèment les graines de ce que pourrait être une société « post-croissance », et revitalisent les questions de l’écologie, de la démocratie et de la politique. Avec un point commun, par-delà la diversité des expériences : ces « héros » ont tous choisi l’action locale.

« Partout en France, dans l’angle mort des médias, des gens ordinaires prouvent que la transformation sociale n’est pas le privilège des puissants, analyse Emmanuel Daniel, auteur du Tour de France des alternatives. Ils […] n’attendent plus de sauveur providentiel pour agir. Partant du constat que ni l’Etat ni le marché n’ont la capacité, la volonté, voire la légitimité, d’organiser efficacement et durablement leurs existences, ils ont décidé d’œuvrer eux-mêmes pour transformer leur vie et celle des autres autour d’eux. »

Difficile d’évaluer l’ampleur de cette « espèce de mouvement social potentiel », le nombre de ces « défricheurs » décrits par Eric Dupin dans un des livres revigorants parus cet automne sur le sujet (1). Ces « petits bouts d’utopie », comme les nomme Emmanuel Daniel, forment un puzzle éclaté, fait de « décroissants », « transitionneurs », « zadistes » ou « alterconsommateurs »…

Faire renaître l’espoir

Minorité agissante ou véritable foisonnement, ils se battent en tout cas contre le sentiment d’impuissance né de la multiplication des constats dramatiques – raréfaction des ressources, crise des écosystèmes, péril du réchauffement climatique, etc. Ils prouvent que « chacun a sa place dans le changement social », et font « renaître l’espoir », écrit Emmanuel Daniel.

A leur manière aussi, ils prennent acte des échecs du mouvement écologiste, qui, depuis quarante ans, n’a pas réussi à convaincre la société qu’elle devait changer avant que ne soit atteint le pic pétrolier (moment où la production décline par épuisement des réserves exploitables).

Il s’agit de rêver d’un changement dont chacun pourrait être l’acteur, à travers le fameux empowerment – « développement du pouvoir d’agir » des individus –, cher aux Anglo-Saxons. « Pas de rêver, les solutions sont déjà à l’œuvre ! », corrige le Britannique Rob Hopkins, auteur d’Ils changent le monde !

Basculer dans une autre ère

En 2006, ce professeur de permaculture (2) a lancé le mouvement des Villes en transition à Totnes, petite ville conservatrice, pour sensibiliser ses habitants au problème du pic pétrolier et organiser localement « un basculement dans une autre ère énergétique et économique ».

Conçue comme une « détox » à usage de citoyens occidentaux biberonnés au toujours plus, la Transition a essaimé dans cinquante pays, grâce à des milliers d’initiatives inventées à l’échelle d’un quartier, d’une ville, et toujours adaptées à leur contexte – monnaie locale à Bristol, coopérative d’énergie renouvelable au Japon après Fukushima, plan de diminution énergétique à Totnes, agriculture urbaine à Montréal…

Souvent présentée comme le mouvement écolo anglo-saxon ayant connu la plus forte croissance ces dix dernières années, la Transition a défini un nouvel état d’esprit : optimiste et constructif, fait de délibération locale, de révolutions minuscules qui « permettent d’avancer sous les radars, et d’éviter les résistances qu’on rencontre dès qu’on s’attaque à un niveau plus global », dit Rob Hopkins.

Une approche militante et stratégique ultra pragmatique, et différente de celle de leurs cousins français de la décroissance, qui adoptent une position plus idéologique et macroéconomique, où l’Etat garde une place centrale (réduction du temps de travail, revenu universel garanti…). Cet agir local, nouveau mantra alternatif, est aussi à distinguer du Larzac des années 70, souligne Hervé Kempf dans son beau récit sur la ZAD (Zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes, autre exemple d’expérimentation créative : « Il ne s’agit pas de “vivre et travailler au pays” […], mais de vivre et de transformer le monde. » Les zadistes ne sont pas venus « seulement avec la volonté de vivre là, mais aussi de s’émanciper du système dont le projet d’aéroport n’est qu’un symptôme ».

Transformer les mentalités

Rob Hopkins qualifie la Transition de mouvement culturel plus que politique : « Le vrai travail est de transformer les mentalités et la culture locale pour s’adapter au changement post-pétrole et post-croissance, nous rendre résilients et nous réinventer. A Totnes, nous avons d’abord travaillé sur la façon de raconter notre histoire commune ; nous avons inventé des scénarios : à quoi pourrait ressembler, par exemple, notre ville en 2030 ? Petit à petit, la “transition” est entrée dans le vocabulaire des habitants, pour parler de la manière dont ils se voient et voient le monde… » Pour exprimer, ensemble, leurs peurs, leurs questionnements, face à l’annonce que notre civilisation pourrait disparaître.

« Totnes a réussi un long travail d’accompagnement émotionnel et narratif, un “storytelling” de la catastrophe, observe Luc Semal, chercheur au Muséum national d’histoire naturelle et observateur aiguisé des politiques locales de décroissance. Comme avec le “catastrophisme éclairé” du philosophe Jean-Pierre Dupuy, ce storytelling se fonde sur la conviction que nous sommes dans une période de basculement du monde, à laquelle il faut se préparer matériellement et psychologiquement. »

Dépasser le clivage droite-gauche

Parler culture permet de s’adresser au plus grand nombre, au-delà des affinités politiques, culturelles et générationnelles. Le caractère pragmatique des objectifs poursuivis (relocaliser l’économie, manger sainement, lutter contre le gaspillage alimentaire…), aussi.

Quant aux thèmes localistes, ils « font écho tant aux valeurs chères aux progressistes (telle que la solidarité) qu’à celles portées par les conservateurs (autonomie, responsabilité) », rappelle Emmanuel Daniel. Et conduisent à dépasser le clivage droite-gauche.

Toute la force du combat local se trouve là. Mais ses fragilités aussi. Comment passer, en effet, du local au global, sachant que les enjeux sont mondiaux ? « Jusqu’où le système politique institutionnel est-il disposé à intégrer la proposition des villes en transition ? s’interroge Luc Semal. Le discours positif sur l’animation d’une vie collective locale, la renaissance d’une économie locale, est facile à adopter. Mais comment faire entendre aux institutions actuelles que “pic pétrolier” signifie, à terme, arrêt de la croissance telle que nous l’avons connue… »

Voyons combien le concept de « transition » s’est affadi dans la dernière loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte. Celle-ci « reste sur une conception classique du progrès technique, qui ne colle pas avec le cadrage idéologique proposé par Rob Hopkins : une pensée politique de la catastrophe […], qui milite dans un contexte de basculement global, d’une ère de croissance vers une ère de pénurie énergétique ».

Il y a donc fort à parier, souligne Eric Dupin, que « la transition citoyenne n’ira pas sans heurts, sans ruptures, sans batailles ni contradictions ». Mais elle a déjà gagné, mine de rien, une première manche : elle a inventé, dit Luc Semal, « l’un des seuls mouvements qui portent un discours post-croissance abouti, et l’accompagnent de solutions concrètes et positives ». C’est subversif et infiniment précieux.

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Notes :

(1) Dans les pas d’ouvrages devenus références : L’Emergence des créatifs culturels. Enquête sur les acteurs d’un changement de société, de Paul H. Ray et Sherry Anderson (2001), Un million de révolutions tranquilles, de Bénédicte Manier (2012), Notre-Dame-des-Landes, d’Hervé Kempf (2013).

(2) Créée dans les années 70 et inspirée du fonctionnement des écosystèmes naturels, la permaculture conçoit des cultures, des lieux de vie, des systèmes agricoles, durables, résilients, économes en travail comme en énergie.

A voir, à lire

Sacrée Croissance !, de Marie-Monique Robin : un film, en DVD, un site et un livre (11 déc.), éd. La Découverte.
Le Tour de France des alternatives, d’Emmanuel Daniel, éd. Seuil/Reporterre, 138 p., 10 €.
Ils changent le monde !, de Rob Hopkins, coll. Anthropocène, éd. Seuil, 204 p., 14 €.
Les Défricheurs, d’Eric Dupin, éd. La Découverte, 278 p., 19,50 €.
Faire de la société un bien commun essentiel, manifeste sur le site Spiral.

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