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Pierre Lascoumes est directeur de recherche CNRS au Centre d’études européennes (CEE) de Sciences Po. Auteur notamment, avec Carla Nagels, de « Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique », ed. Armand Colin, septembre 2014.

Les riches fraudent tout autant que les pauvres. Mais ils se donnent de bonnes raisons de le faire. Entretien avec Pierre Lascoumes, directeur de recherche CNRS au Centre d’études européennes (CEE) de Sciences Po.

Pourquoi les riches fraudent-ils ?

Pourquoi ne frauderaient-ils pas ! Le sociologue Émile Durkheim (1858-1917) expliquait déjà que chaque groupe social, les riches comme les autres, entretient un rapport particulier aux normes. Et le Hollandais Willem Adriaan Bonger (1876-1940) ajoutait que les transgressions s’expliquent par la compétition entre catégories sociales et le besoin de reconnaissance.

Même les mieux dotés se sentent dans un climat de concurrence qui incite certains d’entre eux à recourir à tous les moyens pour assurer leur place. Le besoin de puissance est sans fin.

Les élites économiques qui fraudent développent tout un ensemble de « techniques de neutralisation », dites-vous, pour justifier leurs actes. De quoi s’agit-il ?
Ces analyses viennent du sociologue américain Harold Garfinkel (1917-2011), qui s’est demandé comment les jeunes délinquants justifiaient leurs actes à leurs propres yeux. Transposé aux élites délinquantes, on a mis en évidence plusieurs types de comportement du même ordre. D’abord, l’intérêt de l’entreprise justifie beaucoup de transgressions.

Ensuite, celles-ci peuvent être perçues comme un comportement conforme aux normes du milieu. Enfin, l’absence de réaction ou la tolérance encouragent la fraude. Regardez les prises de position d’un Jérôme Kerviel : de son point de vue, il n’a agi que pour l’intérêt de son entreprise et parce que tout le monde autour de lui était d’accord.

Ces phénomènes de neutralisation de la faute sont très présents chez les élites : elles ont toujours une bonne raison d’avoir fait ce qu’elles ont fait. Il y a un déni complet du caractère abusif de beaucoup d’actions menées et de leurs conséquences négatives.

Surtout, elles insistent sur le fait qu’aucun signal n’est venu de leur environnement pour les prévenir qu’ils étaient en train de franchir la ligne jaune. Personne n’a prévenu le député Thomas Thévenoud qu’il devait payer son loyer et ses impôts !

Il y a, enfin, des enquêtes psychologiques qui montrent que les enfants des classes supérieures passent plus facilement outre aux règles du jeu et aux normes, comme si elles étaient réservées aux gens ordinaires. Il y a un apprentissage précoce à une conduite en dehors des clous.

La société traite-t-elle de la même façon la fraude des élites délinquantes et celle des pauvres ?

Pas du tout, les attitudes sont radicalement différentes. Les atteintes aux personnes et aux biens sont immédiatement perçues comme négatives, car on se sent facilement proche des victimes auxquelles on s’identifie. A l’inverse, la délinquance des élites est en général abstraite, elle repose sur des montages comptables et autres qui jouent avec les règles.

De plus, nous avons tous du mal à nous concevoir comme des victimes de ces pratiques et à accepter que ceux qui dirigent les entreprises, au cœur de l’emploi et de la production de richesse, puissent abuser de leur position. Dans notre imaginaire, les élites économiques et politiques agissent dans l’intérêt du bien commun. Il est difficile de penser que certaines d’entre elles agissent dans le même temps pour le détruire.

Extrait du magazine Alternatives Économiques, dossier « Qui sont les vrais fraudeurs ? », n° 340, novembre 2014.

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