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La richissime Silicon Valley a relégué ses SDF dans un immense camp, “The Jungle”. L’immobilier a explosé, chassant de chez eux les oubliés de la révolution high-tech.

This is America“, semble dire la bannière étoilée ondulant dans la brise automnale, plantée tout en haut d’un arbre. Perchée dans les cimes, une espèce de cabane en bois, la “demeure” la plus luxueuse de “The Jungle“, l’un des plus gros camps de SDF des États-Unis, situé à San José, dans la richissime Silicon Valley.

Elle a été construite par Troy, ex-charpentier qui s’est retrouvé dans la rue il y a deux ans. Elle est vide depuis deux mois. Il paraît que Troy a trouvé un logement. Il reviendra peut-être. On revient toujours dans la Jungle.

Deux mondes parallèles

Le camp ressemble à la vision apocalyptique et désolée d’un monde après destruction atomique, tout droit sorti d’un roman de science-fiction. C’est un immense bidonville de tentes à même le sol, poussiéreux et sale. Plusieurs centaines de personnes vivent dans cette zone d’environ 25 hectares, qui s’est considérablement étendue ces deux dernières années.

Il faut slalomer entre des montagnes de déchets s’accumulant entre les arbres. Les chiens aboient. Parfois, un pied sort d’une tente, on voit un corps, allongé sur un matelas par terre. Des silhouettes fantomatiques traînent dans les allées des chariots remplis de bric et de broc.

Un homme déboule de Story Road, la route de San Jose qui longe le camp, se faufilant sous la glissière de sécurité avec une brouette pleine de bouts de bois : “Pour faire un feu, j’ai froid.” Comme un fantôme, il disparaît, happé par le néant. De la route on ne voit rien de ce monde parallèle, celui des damnés qui vivent là, sans eau courante, sans sanitaires, sans chauffage. Seul détail qui interpelle : les vélos. De temps à autre, des silhouettes sortent. Enfourchent une bicyclette déglinguée. Certains résidents du camp vont ainsi au travail, car ils ont parfois des jobs. Ou partent en expédition pour prendre une douche dans un club de gym des environs qui les laisse entrer.

This is America. A quinze minutes en prenant la mythique Route 101 (la “one o one”), on arrive à Mountain View, autant dire “Google City”. L’entreprise qui, dit-on, façonne notre futur et dont la devise est “Don’t be evil“, “Ne soyez pas malveillant”. A Mountain View, on tourne la tête, et Google est partout, sur tous les immeubles, comme le mystérieux mot “Ubik”, dans le roman de Philip K. Dick. Voilà le Googleplex, le campus principal. Tous les gens semblent sortis d’un dépliant publicitaire. Ils sont jeunes, beaux, leurs dents sont blanches, bien soignées. Les dents, c’est la frontière entre les have et les have not, ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien.

Des milliards comme s’il en pleuvait

Au Googleplex, tout est gratuit : cafétéria avec nourriture bio, cours d’ukulélé, piscine, terrain de basket, de sorte qu’on a rarement besoin de sortir. Google, c’est finalement un peu comme la Jungle, on n’en part jamais : la compagnie est connue pour outrageusement bien payer ses salariés. Vient alors nous gifler cette image, dans un effet kaléidoscopique vertigineux. Les vélos. Google a mis des vélos gratuits à la disposition de ses salariés dans tout Mountain View, aux couleurs de l’entreprise, bleu, rouge, jaune, vert. Et toute la journée, on assiste au ballet incessant des cyclistes. Dans la Silicon Valley, les millionnaires et les miséreux vivent les uns à côté des autres sans jamais se croiser, mais ils ont un point commun : les deux-roues.

This is America. Le long de la Route 101 s’égrènent les noms prestigieux : Google, Apple, Facebook, Yahoo !, eBay. Les 150 entreprises les plus grosses de la Valley pèsent en Bourse 2.419 milliards de dollars, à peu près le PNB de la France. Depuis deux ans, la folie a gagné – à nouveau – ce petit bout de Californie où les milliards semblent tomber du ciel, comme dans le dessin animé “Tempête de boulettes géantes”. Whatsapp et ses trente salariés se sont fait racheter presque 20 milliards de dollars par Facebook, Airbnb vaut désormais plus qu’Accor : la Silicon Valley compterait une cinquantaine de milliardaires, et une dizaine de milliers de millionnaires.


Et de plus en plus de pauvres, aussi. Depuis deux ans, le nombre de homeless a grimpé de 8%, l’un des plus mauvais chiffres enregistrés aux États-Unis. Autour de San José, il y a une soixantaine de camps de sans-abri, cachés derrière les échangeurs d’autoroute. Sans compter les SDF qui dorment dans leur voiture, chassés de leur appartement par la hausse des loyers.

 

Depuis trois ans, l’immobilier a explosé – le loyer moyen à Palo Alto est de 2.600 dollars par mois ! Les libéraux vantaient l’effet trickle down – l’effet “ruissellement” de la croissance, l’argent des riches boostant l’économie, et donc bénéficiant aux plus pauvres…

Les “nouveaux aristocrates”


Dans la Silicon Valley, le “ruissellement” a été radioactif, rayant progressivement la classe moyenne de la carte et aspirant les plus fragiles vers le fond. C’est l’application grandeur nature du best-seller de l’économiste Thomas Piketty “le Capital au XXIe siècle” (1), sur l’explosion des inégalités. Et l’émergence d’une classe de “super-cadres”, oligarchie dominante dans un peuple de gueux.

 

Retour à l’Ancien Régime ? Il y a peu, un entrepreneur de la “tech” qui venait de vendre sa start-up 1 milliard de dollars à Microsoft a fêté ses 40 ans avec faste. Le thème de cette somptueuse soirée costumée où le rappeur Snoop Dogg était convié ? “Qu’ils mangent de la brioche”, la phrase célèbre de Marie-Antoinette…

Alors, à quand un 1789 ? Comme les carrosses au temps jadis, les bus Google, ces bus qui transportent les riches salariés de Facebook ou Google de San Francisco vers la banlieue de la Silicon Valley, se font désormais caillasser par les activistes du mouvement Occupy. Car depuis quelques années, les “techies” ne jurent plus que par la ville de Kerouac et des hippies. Twitter, Airbnb ou Uber se sont installés dans le quartier South of Market.

Et même ceux qui travaillent le long de la Route 101 préfèrent faire le trajet et vivre dans la capitale, en particulier dans Mission District, le quartier, jadis populaire, où Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, a acheté un pied-à-terre pour la modique somme de 10 millions de dollars, en plus de sa maison princière à Palo Alto, au cœur de la Silicon Valley. Les loyers ont explosé… et les évictions se sont multipliées.

Rebecca Solnit, écrivain, regarde avec effroi sa cité changer : “Je serai peut-être bientôt la dernière. Artistes, écrivains, musiciens : les ‘startuppeurs‘ sont en train de nous chasser. Quand je les vois s’engouffrer dans les ‘Google buses‘, ces grands bus blancs aux vitres teintées, j’ai l’impression de voir des aliens dans leur vaisseau spatial, venus nous conquérir. Ils vont gagner. Ils ont l’argent. L’arrogance. Ils sont les nouveaux aristocrates qui dirigent la ville. Nos Médicis à nous… Sauf que, hélas, on n’a pas la Renaissance qui va avec.”

Où sont les mécènes ? Des artistes ont bien tenté d’organiser une Silicon Valley Art Fair pour tenter de séduire ces nouveaux riches. En vain.

La manche 2.0

Reste une autre population d’autochtones, plus encombrante. Celle des SDF Nombreux. Trop nombreux. Là aussi, les petits génies de la “tech” ont la solution. Version radicale, ça donne : Pourquoi doivent-ils être si près de nous, c’est un fardeau pour la ville ! Il faudrait les mettre ailleurs !”, commentaire d’un “startuppeur” sur Facebook.

Version soft, ça donne The Homeless GoPro Project, qui se propose de leur prêter pendant quinze jours… une camera GoPro pour qu’ils réalisent des vidéos embarquées façon “vis ma vie de SDF”. Nous voulons augmenter l’empathie à leur égard”, assure Erika, l’une des cofondatrices, en pleine campagne de crowdfunding (financement participatif).

Cette autre société, HandUp, les aide à mieux se vendre pour, eux aussi, comme une start-up, lever des fonds auprès des internautes : la manche 2.0. Sur le site, vous pouvez consulter une galerie de photos de pauvres à aider, classés par catégories : les familles, les vétérans de guerres, les malades. A chacun de se présenter avec le meilleur storytelling possible !

Jef, sympathique SDF flûtiste, ne pouvait plus jouer de son instrument après avoir été agressé dans la rue et s’être fait briser les dents ? Il a réussi l’exploit de convaincre en six mois 95 donneurs, et a collecté les 3.605 dollars dont il avait besoin pour des prothèses.

La jolie Lora, 22 ans, en foyer, a réuni 375 dollars en moins d’un mois pour acheter des couches et des habits pour son nouveau-né.

Danny qui avoue ses problèmes de santé mentale, de drogue et d’alcool, est moins populaire. Il veut également des soins dentaires, mais n’a glané que 50 dollars en six mois.

Les visages et les histoires défilent sur l’écran rassurant de l’ordinateur. Il suffit de cliquer sur la bannière “Faites un don maintenant”, et de remplir les références de sa carte Bleue. Surtout ne pas oublier de spécifier si on bénéficie d’un code de réduction, précise le site.

Les “gens-voiture”

Merveille du web ! On aimerait qu’ils soient toujours ainsi, les pauvres. Souriants et émouvants, sagement relégués dans une galerie photo interactive. Ou en tout cas discrets. Le problème, c’est quand on les remarque.


A Palo Alto, la mairie veut promouvoir une loi pour interdire aux citoyens de dormir dans leur automobile. Une façon de chasser les SDF réfugiés dans leur voiture, une population qui a explosé.

 

Carrie LeRoy avocate qui, bénévolement, s’est lancée dans une bataille contre cette loi et a obtenu sa suspension provisoire, ne décolère pas :
A Atherton, la ville voisine où se sont installés tous les millionnaires, ils ont fait passer une loi encore plus hypocrite. Il est autorisé de dormir dans sa voiture le jour… mais pas la nuit !”

Le petit peuple des “gens-voiture” a pourtant appris à être invisible et à ne pas se faire repérer des autres, les “gens-maison”. Je ne vous dirai pas où je me gare la nuit, c’est secret ! Je fais très attention à changer d’endroit, pour passer inaperçue”, nous explique Susan, 68 ans.

Impossible d’imaginer que cette aimable dame, avec ses lunettes de soleil et sa mise soignée, dort depuis deux ans dans son van. Les vitres fumées de la voiture cachent en effet le bric-à-brac de sa maison ambulante : sur le siège passager, de la nourriture, derrière des couvertures, des habits, toute sa vie, quoi…

Susan a été chassée de son appartement après une énième hausse de loyer, il y a deux ans. Avec son mari diabétique, elle a commencé à habiter dans leur voiture, attendant un hypothétique logement social. Son mari est décédé il y a quelques mois : “Je suis seule, maintenant, et, oui, j’ai peur, la nuit, dans cette voiture. J’attends que le matin se lève. Et je file à la banque, la Chase Manhattan Bank, pour consulter le solde de mon compte, je peux alors siroter un café chaud, il est offert aux clients… C’est le seul moment où j’ai l’impression de redevenir quelqu’un qui appartient à la société normale. Je tourne dans les différentes agences de la Chase Manhattan Bank pour ne pas me faire repérer.”

Loyer à 2.200 dollars

Fred Smith, lui, zone au McDonald’s de la rue El Camino Real car le wifi est gratuit. Il trimballe toujours son ordinateur portable. Et… il programme. Pour le plaisir. “J’étais ingénieur informaticien.” Au McDo, il croise d’autres gens-voiture comme lui, cette jeune femme, courtière en matières premières par exemple, qui y travaille tous les jours et n’a pas assez pour se payer un logement sur Palo Alto. Fred s’est installé dans la Silicon Valley dans les années 1970, quand Apple était encore dans un garage. J’ai connu l’euphorie. Il y a encore dix ans, je gagnais 150.000 dollars par an.”

Fred a été licencié une première fois ; a retrouvé un autre job, moins bien payé. Cela devenait de plus en plus dur de payer l’appartement. Sa femme est tombée malade. Les économies ont fondu, petit à petit. Elle est morte en 2007. Fred a été à nouveau licencié. En 2010, il a rendu son appartement, incapable de payer les 2.200 dollars de loyer. Il vit désormais dans un camping-car.

Il a aussi sa voiture, deux ordinateurs, des affaires stockées dans un hangar qu’il loue 160 dollars par mois et une carte d’abonnement à un club de gym pour aller prendre sa douche. Fred touche une retraite de 1.600 dollars par mois, il est trop riche pour prétendre à un logement social : “Et pourtant, j’ai une leucémie, mais ça ne suffit pas.” Il pourrait déménager dans le Nevada, où il trouverait des appartements avec des loyers dans ses moyens, mais il ne s’y résout pas : “J’ai 70 ans, et c’est ici que j’ai fait toute ma vie et que ma femme est enterrée. Commencer une vie ailleurs ? Je ne sais même pas si mon camping-car est assez solide pour faire la route.”

Une vie de chien

Faire la route ? Mama Red, dans la Jungle, n’y pense même plus.
C’est ma maison, ici”, dit-elle en désignant sa tente misérable, où flotte le drapeau américain.

Elle ne se rappelle plus bien sa vie d’avant, quand elle tenait son magasin de fleurs, à San Jose. Elle est sans abri depuis plus de dix ans, a écumé tous les campements de la région. Sa fille, enceinte, est venue s’installer ici elle aussi. Elle dort dans une tente à côté. La ville a décidé d’évacuer la Jungle en décembre. Mama Red s’inquiète. Elle va avoir un appartement, lui promet-on. Mais elle a quatre chiens. Ils l’ont accompagnée dans ses années d’errance. Ils ne pourront pas la suivre. Mama Red préférerait encore rester ici, dans la Jungle, avec eux.

Chez Google, les salariés ont le droit de venir travailler avec leur chien. Comme le boulgour bio gratuit, le babyfoot ou bientôt la congélation d’ovocytes – 20.000 dollars par an – offerte par Facebook et Apple aux salariées, ça fait partie de l’imagerie de la start-up. Les chiens. La “pet tech” est le dernier segment de marché qui fait fureur : des geeks ont créé des applications pour votre toutou, tracker avec GPS, nutrition, dog-sitter. “Making the world a better place”, comme disent toutes les campagnes de pub des entreprises de la Silicon Valley. Un monde meilleur, vraiment ?

Nouvel Obs

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