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Agron Bajrami ne peut pas le cacher : il en tortillerait presque de plaisir. Malgré l’énormité des soupçons révélés par son journal, le rédacteur en chef du premier quotidien kosovar, le Koha Ditore, savoure la satisfaction de la belle ouvrage : un scoop explosif qui a soudain propulsé l’obscur titre de presse du non moins obscur Kosovo sous les feux de l’attention mondiale. Et provoqué un séisme, non seulement au Kosovo, mais jusqu’au cœur des institutions européennes, à Bruxelles.

En cause : des accusations graves de corruption, de dysfonctionnement et de protection de politiciens locaux, portées à l’encontre de l’un des étendards de la jeune politique étrangère commune de l’Union européenne, la mission « Eulex » de justice et de police de l’UE au Kosovo (Le Soirde mercredi dernier).

Comme si le ver des pratiques mafieuses qui pourrit ces régions des Balkans occidentaux s’était inséré au plus profond de l’entreprise européenne, forte de 1.600 employés locaux et internationaux, et précisément censée remettre tous ces criminels sur le droit chemin !

Et voilà brusquement le fameux « soft power » européen tourné en ridicule…

Si les faits finissaient par être avérés, nous dit Agron Bajrami dans un restaurant de la capitale Pristina, « ce serait un échec embarrassant pour l’Europe. Mais ce serait aussi une catastrophe pour nous », les Kosovars. « Au final, c’est une triste histoire. La plupart des partisans d’Eulex se sentent trahis », poursuit ce quadra volontaire, qui dirige la rédaction du journal depuis dix ans. Le pire, ajoute notre interlocuteur qui ne peut croire à une corruption généralisée au sein de la mission, c’est le soupçon d’une affaire étouffée, au bénéfice… des corrupteurs, « qui ne sont pas des gens ordinaires ! ». Et d’accuser : « Ils (NDLR : les Européens) ont sous-estimé l’affaire. »

L’« affaire » a publiquement éclaté il y a quinze jours. Le Koha Ditore publie alors son scoop. Six jours durant, les révélations vont se poursuivre. La rédaction est en possession de documents internes à Eulex, qui ont « fuité » jusqu’au journal. Les soupçons sont sévères et portent sur des responsables de haut niveau de la mission : un ex-juge italien et la procureure en chef tchèque sont notamment soupçonnés d’avoir subi les sirènes du « milieu » kosovar, sous écoute téléphonique, qui leur promettait « de l’argent pour laisser tomber ou adoucir les sentences de suspects hautement sensibles », indique Bajrami. Une procureure britannique aurait alerté « continuellement » les responsables d’Eulex de ce manège, depuis 2012. Sans grand écho. Ce n’est pas cette procureure qui a transmis les documents au journal, assure son rédac chef. Elle a pourtant été mise à pied par Eulex, peu avant la publication des articles…

Durant plusieurs jours, tant Eulex à Pristina que l’UE à Bruxelles donnent l’intrigante impression de minimiser : ces faits allégués sont connus et sous discrète enquête judiciaire au Kosovo depuis 2013 ; circulez et revenez à la fin de la procédure, dit-on en substance. Interpellée, la présidente du Kosovo, Atifete Jahjaga, nous dira : « Il faut faire toute la lumière (sur ces allégations). Mais je ne ferai aucun commentaire qui interférerait avec l’enquête en cours. » « Eulex a réalisé un très bon travail, mais nous voulons plus, une meilleure performance », lâchera toutefois la vice-Première ministre Edita Tahiri, qui ne veut pas « interférer » non plus.

Mardi dernier, la toute nouvelle cheffe de la diplomatie européenne, l’Italienne Federica Mogherini, a toutefois semblé prendre la mesure de l’incendie qui se répandait : elle a annoncé la désignation imminente (on attend encore) d’une sorte de « superflic », un expert légal indépendant de haut vol, chargé d’un vaste audit et de mettre son nez dans les magouilles potentielles.

« Nous sommes dans une situation vraiment difficile », avoue Dragana Solomon-Nikolic, la porte-parole d’Eulex sur place. Sans se départir d’arguments froidement juridiques sur la présomption d’innocence, le secret de l’instruction, etc., la porte-parole reconnaît l’ampleur des dégâts, quelle que soit la solidité des faits. « Nous prenons ces accusations très au sérieux et nous saluons la décision de nommer un expert extérieur avec qui nous travaillerons. » L’heure est grave : « Il est essentiel de rétablir la crédibilité de la mission et la confiance de nos partenaires. Nous sommes très préoccupés par ce que les Kosovars pensent de nous. » La « tolérance zéro » est promise.

« L’enquête criminelle est menée par des procureurs internationaux, la police et la justice locale », précise la porte-parole. Mais le secret de l’instruction judiciaire lui interdit de « commenter des enquêtes criminelles », tout autant que d’indiquer combien d’affaires sont actuellement à l’examen. Bajrami dit avoir « entendu de Bruxelles qu’il y aurait 18 cas sous enquête ».

Vehbi Kajtazi, le journaliste de Koha Ditore à l’origine des articles sulfureux, explique à qui veut l’entendre qu’il a reçu des menaces d’Eulex au moment où il s’apprêtait à publier ses informations et cherchait à obtenir une réaction des responsables de la mission. Notre collègue évoque des pressions : s’il publiait, il risquait des poursuites judiciaires, lui aurait assuré une conseillère de la mission. Eulex « envoie surtout un très mauvais signal aux autorités locales, a réagi Reporters sans frontières dans un communiqué diffusé le 1er novembre. Pourquoi s’empêcheraient-elles désormais de faire pression sur les journalistes si l’UE, censée mettre le Kosovo sur la voie des standards démocratiques, se permet de menacer de poursuites judiciaires ? » Dragana Solomon-Nikolic assure qu’Eulex n’avait « aucune intention de menacer le journaliste, ou stopper la publication, ou entamer une procédure judiciaire ». Elle reconnaît cependant que Kajtazi a pu « percevoir » leurs échanges comme une pression…

Au bilan, Bajrami regrette « l’inefficacité d’Eulex »  : ses faibles résultats s’agissant de combattre les « gros poissons ». Son jugement est sévère :

« Notre système reste extrêmement corrompu, ou inefficace, ou les deux.

Et maintenant, on a le sentiment qu’Eulex aussi. C’est comme six ans de perdus. »

lesoir.be

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