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L’insurrection revient, peut-on déjà lire un peu partout. Les éditions La Fabrique publient «À nos amis», nouvel opus signé par le Comité invisible, et disponible en huit langues dès la sortie. Sept ans plus tôt, ce groupe d’anonymes avait publié un pamphlet, «L’insurrection qui vient», chez le même éditeur, dans un relatif anonymat.

Jusqu’à ce que le gouvernement attribue à la bande de Tarnac – des jeunes éduqués ayant choisi de lancer une épicerie communautaire dans ce joli coin perdu du Limousin – des attentats contre les caténaires de la SNCF, et l’écriture de cet ouvrage, qualifié de «danger terroriste» jusque sur les chaînes américaines.

L’affaire eut un grand retentissement, Julien Coupat, le supposé leader, passa par la prison préventive, jusqu’à ce que cela s’essouffle petit à petit devant les inconséquences de l’enquête. Rien n’a été prouvé, l’épicerie est ouverte de nouveau et le comité est toujours un groupe d’invisibles.

L’insurrection qui vient était un beau texte. Parfois anarchistes, parfois situationnistes, même s’ils s’en dédiront, les auteurs n’avaient pas peur des envolées lyriques et des clameurs générales. Le livre se rangeait presque dans la catégorie poésie, celle des espoirs et des folies, des rêves et de la mauvaise conscience de son temps.

L’échec des insurrections
À nos amis” est un peu différent. S’il y a toujours des grandes phrases, il se veut plus concret. Le contexte aussi a changé. Le premier ouvrage annonçait les révolutions. Sept ans après, elles ont eu lieu, ou durent toujours, et elles ne se sont pas forcément bien passées.

«Nous autres révolutionnaires sommes les grands cocus de l’histoire», écrivent-ils au départ. «Nous avons eu dans la crise une foi aveugle, une foi si aveugle et si ancienne que nous n’avons pas vu comment l’ordre néolibéral en avait fait la pièce maîtresse de son arsenal».

Ce constat n’est pas nouveau. Il avait déjà été fait par un autre ouvrage de La Fabrique, en 2013, qui était un demi-retour du Comité invisible, “Premières mesures révolutionnaires“. Signé par Eric Hazan, leur éditeur, et le relativement mystérieux Kamo, cet essai est une première ébauche de programme.

Les auteurs, en 2007, étaient «du côté de ceux qui s’organisent». L’année dernière, Hazan et Kamo appelaient à «se rencontrer», «s’organiser», «se soulever». Désormais, avec “À nos amis“, la révolution est partout.

On sent, dans ce nouveau texte, une gêne. Les insurrections se sont multipliées. À Athènes, Tahrir, Taksim, Madrid, Wall Street, Oakland, etc, mais elles ne se sont pas bien terminées. Souvent par l’incapacité des mouvements en place à imaginer la suite, soit par une reprise en mains par le pouvoir, soit par le fait que les manifestants sont retombés dans les travers de ceux qu’ils affrontaient.

Le Comité invisible, d’un point de vue révolutionnaire, analyse avec intelligence les bouleversements récents du monde. Sans tomber dans une vision ultracomplotiste, il considère que la crise ne dérange pas les puissants, mais peut être vue par eux comme un moyen de mieux contrôler les masses, d’enchaîner les réformes d’austérité et de tout ce que l’on veut, au nom du bon sens. Les livres «adversaires», comme Contre-insurrection de David Galula, sont cités et analysés.

«Tout bloquer»

Peu abordés dans l’Insurrection qui vient, la technologie et ses évolutions tiennent dans ce nouvel opus une grande place. Si, sans surprise, le Comité invisible dit «Fuck off Google», il n’est pas non plus technophobe. «Le fait que des révolutionnaires aient employé (Facebook) et l’emploient pour se retrouver en masse dans la rue prouve seulement qu’il est possible de l’utiliser, par endroits, contre lui-même, contre sa vocation essentiellement policière», juge-t-il.

Presque métaphysiques, les auteurs estiment «qu’il aura fallu que toutes sortes d’écrans s’interposent entre nous et le monde pour nous restituer, par contraste, l’incomparable chatoiement du monde sensible, l’émerveillement devant ce qui est là». Et si elle est jugée tout de même trop individualiste, la figure du hacker est plutôt valorisée, par sa volonté de comprendre «comment cela marche».

Car, pour le Comité invisible, l’important désormais n’est plus d’affronter les gouvernements, «le pouvoir ne réside plus dans les institutions» mais «dans les infrastructures». «Il a l’apparence des équipements neutres et de la page blanche de Google. Qui détermine l’agencement de l’espace, qui gouverne les milieux et les ambiances, qui administre les choses, qui gère les accès, qui gouverne les hommes», racontent les auteurs.

«Obsédés que nous sommes par une idée politique de la révolution, nous avons négligé sa dimension technique», reconnaissent-ils. C’est en acquérant cette connaissance technique qu’il sera ensuite possible de «tout bloquer».

L’eau des poissons

En attendant, face aux échecs de toutes les communes actuelles, le Comité invisible propose une pirouette philosophique. Désormais, selon eux, la révolution ne peut plus échouer, tout simplement parce que la révolution est partout. «Nous autres révolutionnaires sommes à la fois l’enjeu et la cible de l’offensive permanente qu’est devenu le gouvernement. Nous sommes les “cœurs et les esprit” qu’il s’agit de conquérir», écrivent-ils.

«Nous ne luttons pas dans le peuple “comme dans un poisson dans l’eau” ; nous sommes l’eau même, dans laquelle pataugent nos ennemis – poisson soluble.» Les ennemis, ce sont les 1%, non seulement parce qu’ils sont riches, mais parce qu’ils sont organisés pour garder le pouvoir, c’est le néocapitalisme, ce sont les gouvernements, les dictatures, les polices.

On retrouve aussi, dans les trois ouvrages, et spécialement dans “À nos amis“, cette absence de modestie qui fait parfois sourire. C’est le rôle du poète de monter sur son tonneau et de crier qu’il possède la vérité – car, ontologiquement, de toute évidence, il la possède.

C’est peut-être moins son rôle de distribuer les bons et surtout les mauvais points à tout ce que les deux derniers siècles ont pu compter d’utopistes, de révolutionnaires et d’extrême gauche. À part eux, la Commune de Paris et les insurrections qui échouent, personne ne semble trouver grâce à leurs yeux. Proudhon, les communistes, les anarchistes, les situationnistes, les Brigades rouges, les antifas, les pacifistes, chacun a le droit à son petit mot aigre.

À l’inverse, les concurrents idéologiques actuels, les adversaires, sont relativement peu cités. Les «petits fascistes» de la manif pour Tous, «le misérable Beppe Grillo», le «sinistre Dieudonné» ou même l’État islamique sont évacués en une ligne à chaque fois.

C’est aussi l’une des faiblesses fondamentales du Comité invisible, d’Hazan et de Kamo. À ne vouloir être personne et tout le monde, à laisser espérer la barricade sans le dire en réfutant toute violence, ils laissent leurs «amis», même à la fin du dernier ouvrage, dans le flou.

Tout en vilipendant celle du capitalisme d’Adam Smith, on a parfois l’impression, commencée dans Premières mesures révolutionnaires et confirmée dans “À nos amis“, que les auteurs espèrent un même type de main invisible pour la révolution. Si vous, nous, je et l’autre, sont l’eau révolutionnaire – très bien, avec joie – alors il n’y aurait ainsi, rien à faire ? Et pourtant, dans ce grand jeu que l’on nous propose, on a le sentiment, malheureusement, que le présent reste sans issue.

À nos amis“, Comité invisible, La Fabrique éditions, 200p, 10 euros

Libération

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