Fdesouche

Le président de la Commission José Manuel Barroso estime que les « sacrifices » du peuple grec lui « ouvrent les portes d’un meilleur avenir ». Un avenir apparemment très lointain…

Hebergeur d'Images Gratuit

Préhistoire

2007. Pour dénoncer l’apparition d’une génération contrainte de se débrouiller avec 700 euros par mois, de jeunes diplômés lancent un mouvement baptisé G700. Quelques années plus tard, l’inacceptable d’hier fait rêver, et l’organisation annonce son autodissolution :

« Depuis la création du mouvement, les destinées des protagonistes du G700 ont été bouleversées. (…) Ce que nous appelions le “palier des 700 euros”, et que nous avions identifié comme une référence sociale, a été enfoncé par les événements. (…) Pour ceux qui continuent à participer à nos activités, 700 euros par mois constituent désormais une somme prodigieuse. » Fini l’exigence de « dignité » : « Notre quête personnelle se résume aujourd’hui à la survie » (1).

Hiver

Fin 2013, le taux de chômage a atteint 30 %. La part de la population active n’intervenant plus dans la vie économique (ce qui inclut les chômeurs non déclarés, les étudiants n’ayant jamais travaillé, etc.) s’élève à 56,4 % (2). Depuis 2008, les salaires ont baissé d’un quart dans la fonction publique.

Soirs de fête

Manolis a dirigé sa petite entreprise de bâtiment pendant plus de vingt ans. Spécialisé dans le second œuvre, il se chargeait de la pose de revêtements intérieurs (moquettes, parquets…) dans des locaux commerciaux ou industriels. « Je gagnais parfois jusqu’à 6 000 euros par mois, se souvient-il. Il y a eu des périodes où nous travaillions jour et nuit, y compris le week-end. Il m’est même arrivé de refuser des commandes. »

Il a longtemps hésité avant de déposer le bilan, à la fin de l’année 2012. Auparavant, en 2010, il avait licencié ses trois ouvriers. Il pensait alors que la crise serait passagère et que, au bout de deux ans, l’activité reprendrait…

En 2011, comme beaucoup de Grecs, il a dû changer d’appartement. Celui qu’il occupait avec sa femme et ses deux enfants était trop petit pour accueillir sa mère. Or, après le licenciement de son épouse Lina, le foyer comptait sur la retraite de la mère de Manolis pour s’en sortir : 1 000 euros par mois.

Lors de sa cessation d’activité, il a vendu sa camionnette « au tiers de sa valeur » pour la remplacer par une voiture de type break. « Chômeur, sans indemnités [puisque aucune allocation n’existe pour les indépendants en faillite], je pensais travailler au noir. Le break devait me servir à transporter mon matériel et mes outils, car j’avais tout conservé. »

Au bout d’un an, Manolis déchante. Il pensait s’en sortir même en ne travaillant que cinq jours par mois ; mais cet objectif reste inatteignable, si ce n’est à une occasion, lorsqu’il est engagé pour un mois sur le chantier d’un hôtel en Autriche. Il ne perçoit alors que 60 % de la rémunération d’un salarié autrichien pour le même travail.

« Je ne sais combien de temps cela va pouvoir durer. Je comptais commencer le chantier de rénovation d’un appartement chic au nord d’Athènes ; finalement, tout a été reporté. » Quand les fêtes de fin d’année sont arrivées, en 2013, Manolis n’avait pas touché l’avance espérée de 200 euros, sur un montant total de 500 euros.

Les dettes, elles, s’accumulent : environ 10 000 euros à la Sécurité sociale, autant aux impôts et à la banque. « Chaque matin, nous confiait-il en décembre 2013, je me surprends à fredonner, tout seul chez moi… J’appréhende les fêtes, qui approchent, et que nous célébrerons dans un appartement froid. » Un ami lui offrira par la suite un appareil de chauffage portatif ainsi qu’une bonbonne de gaz. Un voisin lui « prêtera » 200 euros la veille de Noël.

Mais 2014 débute mal. Un nouveau train de mesures d’austérité pourrait raboter la pension de la mère de Manolis. « Bonne année, et surtout bonne santé ! », lance-t-il en souriant : il ne dispose plus de couverture-maladie. Comme 30 % de la population. En mai 2010, M. Andreas Loverdos, alors ministre de la santé de M. Georges Papandréou, avait regretté que « les gens ne meurent pas » et « vivent encore plusieurs années (…) après leur retraite ».

Culture

La convention collective des acteurs de théâtre a pris fin en décembre 2013. L’organisation patronale de la branche se proposait de rétribuer désormais les acteurs entre 3,25 et 5,54 euros brut de l’heure (3). Le temps consacré aux répétitions, jusque-là rémunéré, ne le sera plus que par le plaisir de jouer…

« Mort subite »

Dans la nuit du 16 au 17 décembre 2013, l’entreprise Hellas Online (HOL), spécialisée dans la téléphonie et Internet, a démantelé son centre d’appels. Vers 2 h 30 du matin, les locaux étaient vidés de leur matériel et de leurs meubles (4). De plus en plus commun, le procédé a désormais un surnom : fermeture par « mort subite ».

Les trois cent soixante employés ont reçu une proposition : démissionner — et donc renoncer à toute indemnité —, puis être réembauchés par une filiale offshore de HOL, pour un salaire de 20 % inférieur au précédent et sans paiement des heures supplémentaires. Ils disposaient de quarante-huit heures pour se décider. Pour ceux qui ont accepté, « le temps de travail ne débutera que lorsqu’ils auront allumé leur ordinateur, et non au moment de leur prise de poste. De même, la formation effectuée sur le lieu de travail ne sera plus rémunérée », raconte un employé (5).

Modèle chinois

Pour lire l’avenir, il suffit de se rendre au port du Pirée, dont la société chinoise China Ocean Shipping Company (Cosco) gère une partie des installations depuis 2010 (6). Dès son arrivée, Cosco a imposé aux ouvriers du dock II des contrats individuels « de type chinois » : « un retour au Moyen Age », selon le quotidien Eleftherotypia. Visiblement en avance sur leur temps, les contrats signés prévoyaient déjà que les employés seraient rémunérés « au tarif de 40 euros par jour ». Jusque-là, la convention collective de 2009 prévoyait des salaires allant de 58 à 94 euros, en fonction de l’expérience et de la spécialisation des ouvriers et des techniciens. Les 40 euros proposés par Cosco incluent par ailleurs « les primes et les diverses allocations, celles pour travail de nuit, les congés, les indemnités liées aux heures supplémentaires ainsi que les frais de déplacement (7) ».

Avenir

Dans un journal d’Athènes, cette offre d’emploi : en Crète, on recherche des « femmes de chambre, sans salaire, contre nourriture et gîte (8) ».

Syndicats

Alors que la société bascule en mode « survie », les revendications syndicales passent sous l’éteignoir. D’abord défensives, elles se sont par la suite fractionnées par branche, par entreprise… avant de muer en interpellations politiques plus larges et, parfois, plus floues. Comme celle exigeant le départ de la « troïka » — qui réunit les représentants de la Banque centrale européenne (BCE), de la Commission européenne et du Fonds monétaire international (FMI).

Après les milliers de rassemblements qui avaient rythmé la vie du pays entre 2010 et 2014, la mobilisation s’effondre. Autant que les partis politiques, le monde syndical a perdu son crédit auprès de la population. Il est associé au « monde d’avant ». Et puis, interrogent de plus en plus de gens, à quoi bon descendre dans la rue quand les manifestations d’hier n’ont pas pu empêcher le démantèlement du pays ?

Coopératives

Avant d’être licencié, à la fin de l’année 2010, Yannis, journaliste depuis plus de vingt-cinq ans, gagnait 2 000 euros net par mois. Pendant un an, il a perçu une allocation mensuelle de 450 euros. Grâce à l’indemnité versée par son ancien employeur, il tient. Du moins jusqu’en janvier 2012 : toutes ses économies sont alors épuisées.

« Je pensais que j’allais retrouver du travail rapidement, confie-t-il. Comme je connais très bien le petit monde des journalistes, je m’imaginais que mon carnet d’adresses me serait utile. » Une seule offre lui parvient, de la part d’anciens confrères qui lancent le Quotidien des rédacteurs, un journal autofinancé sous forme de coopérative. Ils invitent Yannis à participer à l’aventure, ainsi qu’au financement du projet. Cela implique de verser entre 1 000 et 2 000 euros et de travailler pendant trois mois sans rémunération. Ses anciens collègues insistent : le journalisme étant un secteur sinistré, « l’avenir appartient à ce type d’initiative ». Yannis décline.

A la fin de l’année 2012, il décroche un nouvel emploi dans un grand quotidien qui vient de trouver un investisseur. Il signe alors un contrat individuel qui prévoit une rémunération mensuelle de 1 000 euros. « Après quatre mois, nos salaires n’ont plus été versés à temps. Inutile de dire que mon contrat a expiré. Tout comme la convention collective de la profession, qui datait de 2009. Elle n’était même plus respectée. Avant la crise, ce quotidien tournait avec huit cents salariés ; il en reste moins d’un quart. Il m’est arrivé de travailler trois semaines de suite sans jour de repos. »

Fin 2013, l’entreprise doit à Yannis et à ses collègues cinq mois de salaire. La direction propose un « plan de sauvetage » : un avenant à chaque contrat entérinant une réduction de 30 % de l’ensemble des salaires. Les signataires doivent par ailleurs renoncer à toute action individuelle ou collective à l’encontre du journal jusqu’en août 2014. Yannis refuse.

La direction repart à l’offensive : arguant du rejet du nouveau plan par une partie du personnel, elle ne verse pas les salaires début novembre 2013. « Les relations de travail sont exécrables. Les “signataires”, comme on les appelle, nous accusent, nous qui avons refusé l’accord, d’achever le quotidien. » Les salariés ne s’entendent plus que sur un constat : leurs interlocuteurs sont des « escrocs ».

Dernier coup de théâtre : la direction laisse entendre que le journal pourrait être transformé en entreprise autogérée. Sous prétexte de « transférer le contrôle aux salariés », « elle entend surtout nous refiler les dettes », s’emporte Yannis. Pourtant, les salariés acceptent : ailleurs, les choses ne vont pas mieux…

Panagiotis Grigoriou : Anthropologue et historien, auteur de La Grèce fantôme.Voyage au bout de la crise (2010-2013), Fayard, Paris, 2013, et du blog Greek Crisis (www.greekcrisis.fr).

_____________________________________________________

Notes :

(1) http://g700.blogspot.gr, 14 décembre 2013 (en grec).

(2) Eleftherotypia, Athènes, 12 décembre 2013.

(3) Eleftherotypia, 17 décembre 2013.

(4) Communiqué du Syndicat des employés du secteur des télécommunications et de l’informatique (Setip), 19 décembre 2013, www.setipthe.gr

(5) Avgi, Athènes, 19 décembre 2013.

(6) Lire Pierre Rimbert, « Modèle social chinois au Pirée », Le Monde diplomatique, février 2013.

(7) Eleftherotypia, 21 décembre 2010.

Fdesouche sur les réseaux sociaux