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Des Juifs français, surtout dans le Midi, ont de tout temps voté pour le Front national. Même à l’époque où ce parti était dirigé par Jean-Marie Le Pen, antisémite assumé et sans complexes, plusieurs fois condamné en justice pour cela même. Des juifs belges d’Anvers ont voté pour le Vlams Belang, le parti raciste de “l’intérêt flamand”. Et ce qui est vrai en France et en Belgique l’est ailleurs en Europe. La raison principale de ce vote contre nature est la peur et la détestation des musulmans. Comme me disait un juif anversois ultra-orthodoxe étrangement venu écouter une de mes conférences sur l’Europe, “ce n’est pas à nous qu’ils en veulent, c’est aux Arabes…”

On ignore le nombre de ces électeurs étonnants, les lois en vigueur en Europe rendant ce genre de statistiques difficiles. Sans doute n’ont-ils jamais été bien nombreux. Mais ils risquent de l’être de plus en plus. Tout joue en ce sens, de la radicalisation d’une frange croissante des populations musulmanes et des incidents sanglants comme l’attaque de l’école Otzar Hatorah à Toulouse ou, dernièrement, la tuerie au Musée juif de Bruxelles, jusqu’au délitement du lien social et l’impuissance des gouvernements à y apporter ne fût-ce qu’un début de solution.

Or, c’est en France, pays qui fait figure d’homme malade de l’Europe, que tous ces facteurs se conjuguent pour ouvrir un boulevard à Marine Le Pen et à son Rassemblement Bleu Marine. En même temps, la fille s’est lancée dans une entreprise de “dédiabolisation” du parti fondé par son père, dans le but d’en faire une formation présentable, digne d’accéder au pouvoir. Opération largement réussie, puisque le FN s’est imposé comme une force redoutable aux municipales de mars, avant de remporter les européennes du 25 mai avec près de 25% des voix.

Ce qui est nouveau est que des voix officielles juives se prononcent ouvertement pour en tirer les conséquences qui, paraît-il, s’imposent. Un article d’Anshel Pfeffer dans Haaretz (édition anglaise) du 13 juin m’apprend que les “Juifs européens réfléchissent à [nouer] des relations avec Le Pen et l’extrême droite”. A en croire un personnage haut placé, quoique anonyme, au Congrès juif mondial, “nous ne pouvons plus ignorer le Front national dès lors qu’il remplit un rôle aussi central dans la politique française”. Certes, l’organe politique central du judaïsme français, le CRIF, a décidé de ne pas s’engager dans des pourparlers “officiels” avec le FN. Il en a délibéré donc, soupesé le pour et le contre, avant de prendre une décision que l’on devine provisoire. Mieux, se prononcer contre des contacts “officiels” n’interdit pas des contacts officieux, d’ailleurs explicitement recommandés là où le FN est aux commandes, afin de promouvoir les intérêts locaux des communautés juives.

C’est une politique myope. D’abord, nul ne sait de quoi l’avenir est fait. Le succès actuel du Front national risque de s’avérer éphémère. Le vote FN est un vote défouloir, sur fond de crise et de dégoût face aux “élites” et aux partis qui les représentent. Mais la crise ne sera pas éternelle. Et la “solution” phare qu’il préconise, la sortie de l’Europe et l’abandon de l’euro, est rejetée par les trois quarts des Français. L’extrême droite n’a pas vocation à gouverner la France.

Mais l’opportunité politique est secondaire. La véritable raison est d’ordre moral. Les Juifs n’ont rien à faire dans cette galère. En ce moment, Marine Le Pen est en train de chercher frénétiquement six partis frères qui lui permettraient de constituer un groupe au Parlement européen. Si elle refuse elle-même de s’allier avec des partis ouvertement fascistes (le Jobbik hongrois) ou néonazis (l’Aube dorée grecque, le NPD allemand), ceux qui lui semblent parfaitement honorables – le FPÖ autrichien, le Vlam belang belge ou la Ligue du Nord italienne – donnent la nausée à tout démocrate.

Enfin et surtout, quels que soient les mérites de l’aggiornamento de Mme Le Pen, qu’elle veuille sincèrement oublier les squelettes du passé, que son père ne cesse d’exhumer – voyez encore dernièrement sa saillie sur la “fournée” promise à Patrick Bruel –, ou qu’elle s’y soit résolue uniquement pour atteindre une respectabilité politique dont son père n’a que faire, une chose est certaine : l’ADN de son parti, dont Le Pen père est président d’honneur à vie, reste raciste, nationaliste et xénophobe. Sous la couche épaisse d’islamophobie, s’étale le bon vieil antisémitisme, dont s’exhalent à intervalles réguliers des boules puantes.

Que les juifs et leurs porte-parole se souviennent : quand on s’apprête à dîner avec le diable, il faut se munir d’une très longue cuiller.

Elie Barnavi est historien et essayiste, Professeur émérite d’histoire moderne à l’Université de Tel-Aviv, et ancien ambassadeur d’Israël en France.

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