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Dans une synthèse passionnante, Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, François Jarrige fait revivre la contestation des « progrès » techniques en Occident. De l’introduction des métiers à tisser à la lutte contre le nucléaire et les OGM, il brosse avec talent une tranche d’histoire mal connue, plaidant pour le droit à refuser les techniques.

Il arrive même aux poètes de s’écharper sur le « progrès » qu’apportent les techniques nouvelles. Lorsque le 8 mai 1842, aux premiers temps du ferroviaire, un accident de train sur la ligne Paris-Versailles fait plusieurs dizaines de morts, Alfred de Vigny se lamente : « Quel sacrifice horrible à l’industrie ! Irez-vous souvent vous atteler à ces machines aveugles, inexorables », écrit-il.

Pour Alphonse de Lamartine la réponse est claire. « Messieurs, sachons-le, lance-t-il à ses collègues parlementaires qui débattent des suites de la catastrophe ferroviaire. La civilisation aussi est un champ de bataille où beaucoup succombent pour la conquête et l’avancement de tous. Plaignons-les, plaignons-nous et marchons. »

Ce clivage entre partisans et adversaires de l’innovation – ici l’introduction d’un nouveau moyen de locomotion – est une constante historique. A chaque époque les hommes qui ont foi dans le progrès technique, convaincus qu’il va apporter abondance, puissance et bonheur à l’humanité (ou à une partie d’entre elle) s’opposent à ceux qui en contestent les bienfaits ou, à tout le moins, demandent à juger sur pièce.

Entre les deux camps, la guerre fait rage au fil du temps et au gré justement des bouleversements technoscientifiques et de leurs conséquences. Comme le chemin de fer ou les métiers à tisser au XIXe siècle, le nucléaire – civil et militaire – l’aviation, les OGM, la biologie… sont autant de rendez-vous qui nourrissent le débat et opposent des modèles de société.

C’est cette histoire passionnante, tissée de mille fils qui courent d’un pays à l’autre, étalée sur des siècles mais toujours en devenir ; c’est cette vision de la science et des techniques qui divise régulièrement les partis politiques et les hommes de religion aussi bien que les citoyens, que raconte François Jarrige dans son dernier ouvrage.

Il le fait de façon originale en privilégiant le point de vue de ceux qui contestent le système et refusent de voir un progrès dans chaque innovation. C’est une minorité. Mais elle se tient aux avant-postes.

Pour la faire revivre, François Jarrige n’a pas ménagé sa peine. On est confondu d’admiration devant la somme de documents ingurgités par l’auteur et sa capacité à nous offrir une synthèse claire et précise sans être ennuyeux. Le livre est dense mais palpitant.

Sans doute le doit-il à la dimension humaine omniprésente – à travers, par exemple, la lutte des ouvriers contre l’introduction des nouveaux métiers à tisser ou celle des paysans opposés à la construction de barrages hydroélectriques – qui donne de la chair à des affrontements qui ne sont pas qu’idéologiques.

Il y a beaucoup d’enseignements à retenir de cette plongée dans l’histoire de la contestation des technosciences. Et d’abord ce constat : la critique de la modernité va de paire avec celle-ci. Elle l’accompagne, fidèle comme son ombre, et au même rythme.

Dès qu’un processus nouveau surgit, qui risque de modifier le fonctionnement de la société, des voix s’élèvent pour mettre en garde et éviter le danger. Ces avertissements peuvent venir de partout. Parfois ce sont des voix esseulées comme celle du géographe (et anarchiste) Elisée Reclus qui dès 1851 dénonce « la brutalité avec laquelle s’accomplit [la] prise de possession » de la terre par l’homme.

Ou celle du britannique Samuel Butler qui, bien avant Jacques Ellul et Ivan Illich, prédit que « le temps viendra où les machines détiendront sur le monde et ses habitants la véritable suprématie ».

Parmi ces guetteurs avancés, on pourra être surpris de trouver des hommes d’Eglise à l’image de Mgr Veillot – une figure du catholicisme traditionnaliste – pour qui « le chemin de fer est l’expression insolente du mépris de la personne. […] Je ne suis plus une personne, je suis un objet ; je ne voyage plus, je suis expédié », peste-il.

Et comment n’être pas étonné de lire sous la signature de Karl Marx, dans un discours prononcé en 1856, une critique féroce de la technique : « Nous voyons que les machines douées du merveilleux pouvoir de réduire le travail humain et de le rendre fécond le font dépérir et s’exténuer. Les sources de richesse nouvellement découvertes se changent, par un étrange sortilège, en sources de détresse. Il semble que les triomphes de la technique s’achètent au prix de la déchéance morale. A mesure que l’humanité maîtrise la nature, l’homme semble devenir l’esclave de ses pareils ou de sa propre infamie. »

Il faut en convenir : les mises en garde successives contre les dégâts du progrès n’ont pas empêché le triomphe de « l’âge des machines ». Les ravages de la modernité, les impasses du progrès technique pèsent peu face au rouleau compresseur du « progrès ».

Que l’on mette en avant les inégalités exacerbées par le progrès technique, les dégâts occasionnés à l’environnement ou le rétrécissement des libertés, aucun argument n’a réussi à simplement ralentir l’envahissement technique. Notre époque en témoigne.

Faut-il pour autant baisser les bras ? Reprenant à son compte une idée avancée par un autre historien des sciences, David Edgerton (auteur d’un essai très stimulant Quoi de neuf ? publié par Le Seuil), François Jarrige plaide pour que les hommes fassent « le choix de l’inaction et du ralentissement ».

Il faudrait, conclut-il, « soumettre des objets et des produits technoscientifiques à des fins désirables pour tous plutôt qu’au seul impératif du profit maximal ». A recenser toutes les techniques qui ont été abandonnées après avoir été portées aux nues – l’amiante, le DDT … – l’idée ne parait pas saugrenue.

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Techno-critiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, François Jarrige, La Découverte, 419 pages.

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