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La saison de la pollinisation bat son plein dans les vergers du Sichuan, dans le sud-ouest de la Chine. Perchés aux branches des pommiers, les agriculteurs du village de Nanxin se contorsionnent pour atteindre les fleurs les plus éloignées. Faire le travail réservé ailleurs sur la planète aux abeilles requiert une certaine agilité.

A en croire Zhen Xiuqiong, 56 ans, tout est question d’habitude. Voilà plus de vingt ans qu’elle grimpe sur ses arbres et ceux de ses voisins dès l’apparition du printemps. S’il peut arriver qu’une branche casse, elle dit ne jamais avoir peur.

Tous les habitants du village en âge de travailler sont mobilisés pour la pollinisation à la main. Cette année, elle a commencé mi-avril et devra être achevée avant le 27 ou 28 du même mois. Ce calendrier strict, fixé par la météo et le cycle de floraison, impose de faire vite. Les plus anciens de ces paysans acrobates sont adroits et arrivent à déposer le pollen sur toutes les fleurs d’un arbre en à peine une demi-heure ! Une performance nécessaire puisque chaque propriétaire possède de 100 à 200 pommiers.

Zeng Zigao, 38 ans, explique que le système repose beaucoup sur l’entraide : les proches sont réquisitionnés le temps de l’opération. Mais les délais sont si resserrés qu’il doit aussi employer des saisonniers : cinq ou six personnes cette année, qu’il payera 80 yuans (9,2 euros) par jour, auxquels s’ajoutent leurs déjeuners et leurs dîners. « C’est un investissement mais, si je loupe la saison, je n’aurai pas assez de fruits, donc c’est une garantie de rendement », précise M. Zeng. Le paysan s’estime chanceux, car, dans d’autres vergers, les travailleurs exigent déjà 100 yuans par journée.

Boîte à chewing-gum emplie de pollen

Le meilleur outil pour la pollinisation à la main est une tige au bout de laquelle est fixé soit un filtre de cigarette, soit une pointe d’effaceur scolaire. Autour du cou, les hommes ou les femmes-abeilles portent une petite boîte à chewing-gum emplie de pollen récolté des fleurs d’autres pommiers, séché au soleil et moulu. Dans d’autres régions de Chine, des intermédiaires vendent du pollen, mais, à Nanxin, on juge que leur poudre risque d’être de mauvaise qualité. Le pollen perd rapidement sa fertilité, parfois à peine passé le temps du transport routier.

S’ils ne cachent rien de leurs techniques, ces cultivateurs sont plus flous sur les raisons qui les obligent à se substituer aux insectes. Kang Zhaogui, 49 ans, juge du haut de son arbre que la baisse de la population d’abeilles est évidente ici depuis les années 1990.

Des journalistes n’ont pas hésité à faire le lien avec le Grand Bond en avant, lancé en 1958 par Mao Zedong, qui se termina en famine. Les Chinois furent alors appelés à en finir avec les moineaux qui « volaient » le grain du peuple, ce qui, en retour, conduisit à la prolifération des insectes et donc à la pulvérisation massive d’insecticides. Mais aucun des chercheurs chinois qui se sont penchés sur la question de la pollinisation manuelle ne prête le moindre crédit à cette théorie.

La main lourde sur les insecticides

Que s’est-il donc passé ? Première explication : les forêts, habitat naturel des abeilles, ont perdu de leur superficie ces dernières décennies dans la région, au profit des champs. Mais ce déficit de territoire n’explique pas tout. En réalité, les cultivateurs, peu éduqués, utilisent largement les produits phytosanitaires pour éliminer les insectes qui menacent leurs fruits. Et préfèrent en répandre trop que pas assez, car leurs revenus dépendent largement de leur récolte. Avec 0,08 hectare de terre arable par habitant en Chine (contre 0,28 en France et 0,51 aux Etats-Unis, selon la Banque mondiale), « les paysans veulent exploiter leur champ de la manière la plus intense », constate Tang Ya, professeur à l’université du Sichuan.

La pollinisation manuelle permet aussi d’assurer une fécondation croisée avec les variétés de pommes les plus populaires sur le marché. Traiter minutieusement chaque fleur assure que l’arbre sera surchargé de fruits lorsque viendra la récolte.

An Jiandong, chercheur au département d’apiculture de l’Académie chinoise des sciences agricoles, constate qu’aucune étude sérieuse n’a jusqu’à présent été réalisée sur le déclin des pollinisateurs en Chine. « La pollinisation manuelle requiert beaucoup de main-d’oeuvre et les abeilles comprennent bien mieux les végétaux que les humains », estime M. An.

L’ironie de la situation n’échappe pas à Zhen Xiuqiong, l’agricultrice perchée sur sa branche : son mari est apiculteur. S’il loue bien ses abeilles à certains vergers de la région, hors de question de les laisser butiner les arbres qui occupent tant son épouse, car elle a la main lourde sur les insecticides. « Si ses abeilles pollinisaient ici, elles mourraient », craint Mme Zhen.

Son voisin, Kang Zhaogui, pense comme elle, d’autant qu’il convient de pulvériser les produits chimiques avant la floraison, de sorte qu’aucun loueur d’abeilles ne se risquerait dans sa plantation : « Les abeilles ne survivraient pas. »

D’autres fruits plus rentables

A l’heure où la mauvaise qualité des produits agroalimentaires est devenue une question politique majeure en Chine, les habitants de Nanxin admettent que les autorités se montrent désormais plus strictes lors des contrôles des fruits. Du coup, les paysans tendent à employer des insecticides moins puissants, même si certains d’entre eux reconnaissent qu’ils compensent en pulvérisant plus fréquemment…

Selon le professeur Tang, qui se rend souvent à Nanxin, les changements socio-économiques que connaît aujourd’hui la Chine rendent la pollinisation à la main de plus en plus coûteuse, alors que la dépense semblait négligeable à la fin des années 1980, lorsque les paysans s’y convertirent.

Déjà, la hausse du coût de la vie pousse les villageois à se tourner vers d’autres fruits plus rentables. Si leurs pommes ne sont vendues qu’un yuan la livre (12 centimes d’euro) au grossiste, les cerises peuvent atteindre vingt fois ce prix.

Selon le scientifique, la rapide hausse des salaires pourrait décourager les agriculteurs de recourir à la pollinisation manuelle. La location par des apiculteurs itinérants de leurs abeilles pourrait se substituer aux « hommes-abeilles » à condition que les habitants se résignent à réduire leur usage d’agents toxiques.

Mais M. Tang constate surtout que la jeune génération est davantage attirée par les lumières de la ville que par le métier d’apiculteur ambulant, qui transporte ses ruches de village en village. Tous ces éléments, espère l’expert en environnement, pourraient inciter les agriculteurs à adopter des pratiques « durables » susceptibles de permettre aux abeilles de reprendre du service.

Des apiculteurs itinérants pour les arbres de Californie

Le déclin des abeilles est un phénomène mondial observé depuis le milieu des années 1990. Globalement, la valeur économique du service de pollinisation assuré par les insectes est évalué à 153 milliards d’euros. En Europe, selon une étude publiée en janvier, il manque 13 millions de colonies d’abeilles domestiques pour polliniser les cultures.

Aux Etats-Unis aussi, l’abeille se fait rare. Le département américain de l’agriculture recense en moyenne 30 % de pertes par an dans les ruches, mais ce taux grimpe parfois à 99 % chez certains apiculteurs. La Californie n’est pas épargnée. Chaque année, en février, des apiculteurs convergent vers l’Etat américain et louent leurs butineuses pour polliniser les arbres fruitiers. La Californie assure 80 % de la production mondiale d’amandes. Mais ce transport et les pesticides largement utilisés dans les vergers conduisent à des taux de mortalité énormes chez les abeilles, qu’il faut remplacer la saison suivante, ce qui devient de plus en plus difficile.

Le Monde

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