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N’ayant rien d’intéressant à dire sur les derniers développements de la crise ukrainienne, il me semble important de le partager séance tenante avec vous. C’est dans ma nature, je suis d’une incroyable générosité.

par Abou Djaffar

La Russie semble donc sur le point de rappeler à qui veut l’entendre qu’elle est la puissance dominante dans la région. Je dis « semble » car pour l’heure l’invasion dénoncée par Kiev n’a pas provoqué d’affrontements. Les arrivées de navires dans la rade de Sébastopol, bien qu’inquiétantes, ne constituent pas un acte de guerre, même si elles en sont peut-être le prélude, et les actions, certes peu discrètes, des forces spéciales russes en Crimée depuis quelques jours, indiquent que

Moscou joue la partie à sa façon, ferme, sans se cacher, sans provoquer de combat, mais sans, manifestement, les craindre.

Les heures qui viennent diront s’il a été décidé de jouer la carte d’une partition de l’Ukraine, voire d’une annexion, mais il devrait être évident pour tout le monde que la Russie estime qu’une ligne rouge a été franchie lors des derniers mois et que ses intérêts sont, à ses yeux, intolérablement menacés.

 
Les nombreux articles commentant les JO de Sotchi avaient bien expliqué que Vladimir Poutine poursuivait, depuis des années, une ambitieuse politique de restauration de la puissance impériale russe, à la fois logique et sans surprise. C’est d’ailleurs cette politique qui justifie, entre autres raisons, le soutien la Russie à la Syrie – et aussi à l’Iran, bien que plus discret – puisqu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir que la puissance de Moscou ne peut se construire qu’en opposition à celle des autres puissances régionales.

Du coup, et sans surprise, il se produit des frictions sur fond d’enjeux énergétiques, de modèles de gouvernement, et même de vision du monde.

J’ajoute même que les révoltes arabes, après l’invasion de l’Irak en 2003 par l’Empire et ses alliées, ont été vécues comme autant d’attaques insupportables portées à certains des partenaires historiques de Moscou dans la région.

Peut-être verra-t-on dans quelques décennies l’affaire ukrainienne comme une nouvelle étape de la contre-offensive russe.

 
S’il est permis, naturellement, de s’émouvoir de la brutalité de la poussée russe en Crimée, il est revanche plus malvenu de s’en étonner. La stratégie russe n’est guère, dans ses manifestations comme dans ses fondamentaux, différente de celle que pratiquait la défunte URSS, et avant elle l’empire tsariste. Je vais vous épargner les vérités habituelles sur l’importance, fondamentale, des données géographiques, et, de même, ne pas m’embarquer dans de laborieux développements sur le panslavisme. Pour ça et le reste, il existe une quantité infinie d’études, sans parler de blogs utiles, comme ici, d’où je tire cette carte qu’il ne serait pas inutile de méditer.
 
Moscou, malgré une éclipse dans les années ’90, n’a jamais cessé d’agir, créant la surprise en 1999 au Kosovo, invoquant la légalité internationale avec l’aplomb des tricheurs professionnels, défendant ses intérêts avec une constance qui devrait faire réfléchir à Bruxelles. Au sein des services de sécurité et de renseignement, et en dépit de certaines décisions suspectes qui ont pu y être prises, les services russes n’ont jamais cessé d’apparaître comme des acteurs agressifs, défendant une politique claire, usant de toutes les techniques d’un art qu’ils maîtrisent à la perfection, finançant les uns, dézinguant les autres, compromettant X et influençant Y tout en recrutant Z. Un chef, une mission, des moyens…
 

L’Union européenne, dont je suis un partisan à la fois enragé et affligé, n’est rien d’autre qu’un projet impérial reposant sur la construction d’une puissance continentale – et mondiale – à partir de l’abdication volontaire par ses membres d’une partie de leurs prérogatives.

Je pourrais trouver cela merveilleusement moderne et mature si cette abdication avait été immédiatement compensée par la création d’un pouvoir supérieur, plus imposant que la simple addition des poids respectifs des Etats membres, mais il n’en est rien et notre Europe, après avoir conquis et dominé le monde, n’est plus qu’une chose unique dans l’Histoire, une anomalie, aux potentialités gigantesques et déclinantes, confrontée de plus en plus à un environnement pour le moins incertain et de plus en plus hostile.

Une future épave, pour faire simple.

 
Comme je l’avais découvert à Bruxelles quand j’y officiais, fort modestement, les meilleures idées et les plus belles intentions ne pèsent guère face à une puissance brutale, assumée, et mue par un projet.

Dans bien des crises depuis vingt ans, l’OTAN dominée – et ça n’a rien de choquant, puisque c’est celui qui paie l’essence qui conduit – par l’Empire est devenue le bras armé des Européens. 

Ce succès stratégique américain n’a pas trouvé de véritable contradicteur, y compris en France, où le débat européen est d’une insigne médiocrité, et où on n’entend, finalement, que les opposants à Bruxelles. Malgré tout le respect que j’éprouve pour M. Fabius, de loin le seul ministre sérieux de l’actuelle équipe gouvernementale, je ne peux m’empêcher de penser à son vote en 2005…
 

Bref, l’Union, premier empire impuissant de cette planète, paie désormais le prix de sa faiblesse,

et ne doit d’exister, vaguement, que grâce aux armées nanifiées de ses membres les plus puissants – mais puissants par rapport à qui, d’ailleurs ? Il avait déjà fallu rassembler une pitoyable coalition pour frapper en Libye, un Etat déjà ridicule, et il a été impossible d’intervenir en Syrie. Je me souviens encore des regards impressionnés vus au CPCO, en 2002, alors que les légions et autres galères impériales se massaient aux frontières de l’Irak. 11 ans déjà, et l’effroi devant le différentiel de puissance reste intact, s’il ne s’est pas aggravé.
 
Avec la crise irakienne, certains avaient redécouvert ce qui n’aurait jamais dû se perdre : la puissance militaire permet aux projets stratégiques les plus ambitieux et les plus radicaux de se concrétiser. A la même époque, nous en étions encore à tergiverser au sujet du Sahel. Avec la crise ukrainienne, plus faibles que jamais, les mêmes constatent que cette combinaison de puissance et de projet est bien plus angoissante quand elle est mise en œuvre par un Etat qui, depuis près de cent ans, a été une menace pour nous. Qu’on cesse de croire que l’Europe de l’Est a été libérée en avril 1945, ou alors demandez donc aux Polonais comment ils voient la chose.

Mais le fait que la Russie ne soit pas, et n’ait jamais été, une puissance pacifique, ne fait pas d’elle un Etat si différent des Etats-Unis, de la France, de l’Allemagne ou du Royaume-Uni, pour ne citer que des exemples occidentaux.

 
De même doit-on, une fois de plus, sans cynisme mais avec réalisme, en revenir aux fondamentaux historico-stratégiques, dont le concept d’Etat-tampon n’est pas le moins important. Le drame de l’Ukraine, contemporaine, malgré son glorieux passé, est d’être adossée à une puissance majeure, sans frontière naturelle, qui l’a occupée à de nombreuses reprises, et qui pèse de tout son poids sur sa scène intérieure.
 

Etat-tampon entre la Russie et le bloc constitué par l’Union et l’OTAN, l’Ukraine est donc bloquée, coincée entre deux puissances naturellement antagonistes.

Une partie de ses élites a voulu se rapprocher de ce qu’il faut bien continuer à appeler l’Ouest, une autre est tout aussi naturellement attirée par Moscou, à laquelle la lient des siècles d’histoire commune. On a l’impression de voir un objet pris entre deux aimants puissants et se désagrégeant sous l’effet de ses deux forces contradictoires – mais on sait bien laquelle des deux est en mesure de l’emporter.
 

Empire sans muscles, et peut-être même sans cervelle, l’Europe a voulu arracher à la Russie une partie de son glacis. Elle se heurte brutalement au principe de réalité, qui voit de beaux esprits convaincus de la justesse de leur projet rencontrer le mur d’une puissance sourcilleuse qui, allez savoir pourquoi, n’entend pas renoncer à sa flotte de Mer Noire.

Sans doute aurait-on pu essayer de rassurer Moscou sur ce point, mais ça n’a pas été fait. La Russie, d’ailleurs, ne voit pas l’intérêt qu’il y aurait pour elle à se laisser fléchir alors qu’elle est en mesure d’emporter la mise, de flatter son armée et son peuple, de ridiculiser un peu plus les Européens et de confronter l’Empire aux faiblesses de sa stratégie mondiale.
 
A l’Ouest, les mêmes entonnent les mêmes refrains. Pierre Laurent, qui n’a pas tout saisi des changements intervenus au Kremlin depuis 25 ans, continue à jouer les pacifistes, mais il faut dire que le peuple syrien a bien moins d’importance que le peuple ukrainien. Fidèle à sa pensée, raffinée et portée par un solide amour des régimes démocratiques, Jean-Luc Mélenchon, qui n’a pas dit un mot lors du coup d’Etat militaire en Egypte au mois de juillet dernier et n’est guère plus disert au sujet des actuels évènements au Venezuela, a immédiatement apporté son soutien à un autre ami des peuples opprimés, et des dirigeants irréprochables, Vladimir Poutine.
 
Le Maurice Thorez de deuxième zone n’a certes pas tort de trouver des explications à l’attitude russe, mais il faut, hélas, penser qu’il le fait pour de mauvaises raisons. Il est, en effet, tristement évident que la Russie a bien plus le droit de défendre ses intérêts vitaux que la France ou les Etats-Unis. La légitimité des uns n’est pas celle des autres, et il est donc permis de ricaner face au silence de certains.
 
Où sont donc, en effet, les découvreurs de complot alors que la Russie avance ses pions ? Où sont les raisonnements raffinés sur le gaz, la base navale, les services secrets, les provocateurs ? Où sont les enchaînements de faits suspects ? On entend partout les mêmes admirateurs énamourés de la force brute, les partisans d’une Russie militariste, raciste, homophobe, corrompue, ceux qui défendent bec et ongles le principe de souveraineté plus pour flatter leur électorat que par convictions, ceux qui soutiennent Moscou par détestation de Washington (et pourquoi pas ?), et on ne s’étonne donc pas de retrouver, une fois de plus, les extrémistes de droite et de gauche partageant la même vision du monde.
 
Et on nous invoque le Mali ou la RCA, en oubliant le rôle des Nations unies, en confondant tout, dans un merveilleux mélange d’ignorance, de dogmatisme et de mauvaise foi. Et telle analphabète moque le G8, en croyant qu’il s’agit d’un Boys band, tel souverainiste nostalgique d’un ordre qui fut un temps imposé par une puissance étrangère y voit la confirmation de ses fantasmes les plus absurdes. Et à peine la crise commence-t-elle que déjà on nous explique qu’il s’agit d’un nouvel échec des services de renseignement, comme s’il était plus important de pointer ce qui n’est qu’une hypothèse que de commenter la prise contrôle, bien plus concrète, de la Crimée par la Russie.
 
Le fait est, et c’est le plus important, que la faiblesse de l’Europe n’a pas conduit Moscou à envisager une autre hypothèse que le simple usage de la force armée.

Face à des adversaires d’autant plus déterminés qu’ils ont les moyens de leur posture, la Russie aurait peut-être agi autrement. Dans l’état actuel de nos armées et de nos dirigeants, pourquoi aurait-elle pris des gants ?

Si la force n’est pas toujours la solution, la faiblesse est toujours un problème. L’Europe en prend la mesure, non pas au Mali ou en RCA, ni même en Syrie, mais en Ukraine, sur ses marches.
aboudjaffar.blog
 

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