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L’affaire dite des « biens mal acquis » prend une nouvelle dimension. Elle se concentre désormais sur le rôle joué par le secteur bancaire français dans l’acquisition, par certains chefs d’Etat africains ou leurs proches, d’un important patrimoine possiblement financé par le détournement des richesses de leur pays.

Les juges Roger Le Loire et René Grouman, chargés d’enquêter sur les avoirs détenus en France par les familles dirigeantes de la Guinée équatoriale, du Congo-Brazzaville et du Gabon, s’intéressent à la Banque de France, et surtout à la Société générale, par la filiale dont cette dernière détient 46 % des parts, la SGBGE, basée en Guinée équatoriale.

Il apparaît, d’après les documents auxquels Le Monde a eu accès, que la Société générale a autorisé des conditions de travail très dangereuses pour son personnel expatrié, tout en permettant le transfert en France d’importantes sommes d’argent au profit du clan Obiang, qui règne sur la Guinée-Equatoriale.

Or, les enquêteurs – ou plutôt l’enquêteur, car un seul policier français travaille sur ce dossier pourtant sensible – ont recueilli des témoignages révélant que ces sommes provenaient notamment de commissions illégales perçues sur le marché du bois par l’actuel vice-président de la Guinée équatoriale, Teodorin Obiang – visé par un mandat d’arrêt –, fils du président en exercice, Teodoro Obiang.

RENOIR OU DEGAS, DISQUES D’OR DE MICHAEL JACKSON

Cet argent a permis l’achat, pour un total de 110 millions d’euros, d’oeuvres d’art de tous ordres : tableaux de Renoir ou Degas, objets précieux de la collection Bergé – Saint Laurent, et jusqu’aux disques d’or ayant appartenu au chanteur Michael Jackson. Une fabuleuse collection qui garnissait les trois étages de l’hôtel particulier du 42, avenue Foch, propriété du clan Obiang.

Un lieu somptueux, où, d’après les témoignages des employés de M. Obiang, des valises remplies de billets circulaient pour satisfaire tous les désirs du maître des lieux, où défilaient les représentants de maisons de haute couture et les prostituées…

La Société générale pouvait-elle ignorer la provenance de cet argent ? La banque n’a pas souhaité réagir à nos informations, se réfugiant derrière le secret bancaire. Mais il semble que cette position soit difficilement tenable, si l’on en croit les auditions des anciens responsables de la SGBGE. Christian Delmas, dirigeant de la SGBGE de 2003 à 2007, l’a certifié aux enquêteurs, le 11 octobre 2013 :

« J’ai remonté des informations à l’oral (…). Tout le monde au sein de la Société générale connaissait cette situation particulière. »

Jean-Marie Navarro, son successeur, a vécu un enfer, d’août 2007 à novembre 2009, comme directeur général de la SGBGE, structure modeste composée de cinq agences dans le pays. « Mon courrier était lu avant que j’en prenne possession », se souvient-il le 13 novembre 2013, devant les policiers. M. Navarro avait pour instruction de reprendre en main la SGBGE. Les Obiang ne l’entendent pas ainsi. L’oncle du président, ministre de la sécurité, le place en garde à vue durant sept heures, l’accusant d’avoir organisé un hold-up. L’employé souhaite aussi « engager certaines actions contre l’ancienne maîtresse du président ». Il reçoit dans la foulée « un appel menaçant de la présidence (…). J’allais avoir de très sérieux ennuis. » Des hommes, armes au poing, se présentent dans les locaux de la banque.

« DES COMMISSIONS DE L’ORDRE DE 20 % »

Il faut le mettre au pas, car la SGBGE gère les comptes de la Somagui, détenue par la famille présidentielle. Cette société perçoit les commissions sur le marché du bois. Les autorités publiques françaises sont au courant. Henri Deniaud, ambassadeur de France en Guinée équatoriale de 2004 à 2008, le confirme aux enquêteurs en avril 2013 :

« Il était de notoriété que Teodoro fils percevait des commissions sur les ventes de bois de son pays (…). Le taux de commission imposé par le pouvoir était de l’ordre de 20 %. »

Du coup, l’argent irrigue les comptes Obiang, à jet continu. « Il y avait des transferts venant de la BEAC d’origine publique qui créditaient le compte du fils du président, Teodorin (…). Le manque de respect vis-à-vis d’un membre de la famille Obiang concernant un refus d’exécuter une opération financière était synonyme de prison », rapporte M. Navarro. Selon ce dernier, le flux identifié concerne des « millions d’euros ».

Avant chaque déplacement en France, « Teodorin effectuait des retraits en espèces importants avant de prendre son jet privé ». Parfois, c’est un responsable de la SGBGE qui se déplace à son domicile, avec des mallettes contenant 200 000 euros.

En avril 2006, la SGBGE permet le transfert de 22 millions d’euros. En juin 2006, c’est d’une somme de 25 millions d’euros dont il est question. Des montants, transitant par la Banque de France, destinés à acquérir un jet privé et une résidence à Malibu, pour M. Obiang. Selon M. Navarro, « soit ces transferts ont été cachés à la direction générale de la Société générale, soit ils ont été validés par cette même direction ». Et l’ancien dirigeant de conclure : « J’avais parfaitement conscience d’être dans un système… »

« UN CLIMAT DES AFFAIRES PESANT »

Pour mieux cerner les responsabilités de la banque, les enquêteurs se sont déplacés dans les locaux parisiens de la Société générale, où ils ont notamment saisi un rapport de l’inspection générale, en date du 19 août 2010, ayant trait à la SGBGE. Il en ressort un bilan désastreux, avec ce commentaire personnel de M. Navarro : « Je rajouterai un climat des affaires pesant avec pour le dirigeant de l’entité des menaces à peine voilées pour sa sécurité s’il s’oppose à la vision locale. »

Cette « vision locale » se manifeste par la présence dans l’organigramme de la SGBGE de deux directeurs adjoints, âgés d’à peine 30 ans, membres de la famille présidentielle, qui font mettre à leur nom les cartes grises des véhicules de fonction ou téléphonent aux Etats-Unis avec leurs portables professionnels. En 2007, la SGBGE perd 4,1 millions d’euros. La mission d’audit préconise donc une cession de la SGBGE à court terme.

Quatre ans plus tard, cela n’a pas été réalisé. Et pour cause, selon M. Navarro, car un départ exposerait le personnel expatrié « à des réactions très dangereuses en matière de sécurité (…). Nous étions jusqu’à mon départ un point de passage pour certaines opérations personnelles de la présidence (…). Cette situation présente un risque compte tenu des frasques du fils aîné du président (…) au comportement pouvant être très violent et qui agit en toute impunité dans ce pays ».

Contacté par Le Monde, le conseil de M. Obiang, Me Emmanuel Marsigny, conteste cette vision des choses : « Je ne vois pas d’éléments probants liés aux prétendues commissions imposées par mon client. En Guinée équatoriale, il est légal pour un fonctionnaire d’être à la tête d’une société privée contractant avec l’Etat. » Il assure que Teodorin Obiang n’entend pas se soustraire à la justice.

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Note :

Sept ans de procédure sur les « biens mal acquis »

Mars 2007 L’association Sherpa, fondée par l’avocat William Bourdon, dépose une plainte contre les familles dirigeantes de l’Angola, du Burkina Faso, du Congo-Brazzaville, de la Guinée équatoriale et du Gabon devant le procureur de Paris pour « recel de détournement de fonds publics ».

Novembre 2007 La plainte est classée sans suite par le parquet de Paris pour « infraction insuffisamment caractérisée ».

Novembre 2010 La Cour de cassation valide la plainte initiale, une information judiciaire est ouverte et deux juges d’instruction sont désignés.

Février 2012 Perquisition à l’hôtel particulier des Obiang, clan dirigeant de la Guinée équatoriale, 42, avenue Foch, à Paris.

Juillet 2012 Un mandat d’arrêt international est délivré contre Teodorin Obiang.

Le Monde

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